Lettres d’amour françaises du XVIIIe siècle qui ne sont jamais parvenues à leurs destinataires
En 1758, alors que la guerre de Sept Ans fait rage, le navire français Galatée est capturé par les Britanniques et ses 181 membres d’équipage emprisonnés. Une boîte contenant des lettres destinées à l’équipage, écrites par leurs amis, leurs fiancés et leurs familles en France, est envoyée à l’Amirauté britannique, où elle est entreposée et ne parvient jamais aux marins.
Image d’entête : les lettres avant qu’elles ne soient ouvertes et lues par Renaud Morieux. (The National Archives/ Renaud Morieux)
Elle est restée là, pendant 265 ans, jusqu’à aujourd’hui. Un chercheur de l’université de Cambridge, au Royaume-Uni, a découvert la boîte de 102 lettres et les a ouvertes.
Selon le professeur Renaud Morieux, historien à Cambridge :
J’ai commandé la boîte par curiosité. Il y avait trois piles de lettres reliées par un ruban. Les lettres étaient très petites et scellées, j’ai donc demandé à l’archiviste s’il était possible de les ouvrir, ce qu’il a fait. Je me suis rendu compte que j’étais la première personne à lire ces messages très personnels depuis qu’ils ont été écrits. Leurs destinataires n’avaient pas eu cette chance. C’était très émouvant.
En novembre 1759, l’Essex (au centre) a fait naufrage lors de la bataille de la baie de Quiberon, le plus important affrontement naval de la guerre de Sept Ans. (1760/ National Maritime Museum, Greenwich, London, Caird Collection)
Morieux a publié dans une étude une analyse des lettres, ainsi que des détails sur le destin de leurs auteurs et de leurs destinataires. L’une des lettres est adressée par Marie Dubosc à son mari Louis Chambrelan, premier lieutenant du navire.
Marie Dubosc écrit :
Je pourrais passer la nuit à t’écrire… Je suis ta femme fidèle pour toujours. Bonne nuit, mon cher ami. Il est minuit. Je crois qu’il est temps pour moi de me reposer.
Elle mourra en 1759, avant que son mari ne soit libéré. Il revint en France en 1761 et se remaria.
Selon Morieux, de nombreuses lettres expriment des « expériences humaines universelles » :
Lorsque nous sommes séparés de nos proches par des événements indépendants de notre volonté, comme une pandémie ou une guerre, nous devons trouver le moyen de rester en contact, de rassurer, de prendre soin des gens et d’entretenir la passion. Aujourd’hui, nous avons Zoom et WhatsApp. Au XVIIIe siècle, les gens n’avaient que des lettres, mais ce qu’ils écrivaient nous semble très familier.
D’autres lettres sont plus directes, comme le commentaire d’Anne le Cerf à son mari : « J’ai hâte de te posséder ».
Lettre d’amour d’Anne Le Cerf à son mari Jean Topsent dans laquelle elle dit « J’ai hâte de te posséder » et signe « Ta femme obéissante Nanette ». (Archives Nationales / Renaud Morieux)
Pour Morieux :
Ces lettres montrent des gens qui font face à des défis collectivement. Aujourd’hui, nous serions très mal à l’aise d’écrire une lettre à une fiancée en sachant que les mères, les sœurs, les oncles, les voisins la liront avant de l’envoyer, et que beaucoup d’autres la liront après l’avoir reçue. Il est difficile de dire à quelqu’un ce que l’on pense vraiment de lui lorsque les gens regardent par-dessus votre épaule. Le fossé entre l’intime et le collectif était beaucoup moins profond.
En 1758, environ 19 632 des 60 137 marins français sont détenus en Grande-Bretagne. Il s’agit d’une stratégie délibérée des Britanniques pour exploiter le manque de marins expérimentés de la France.
Toujours selon Morieux :
Ces lettres font voler en éclats la notion démodée selon laquelle la guerre n’est qu’une affaire d’hommes. Pendant l’absence des hommes, les femmes géraient l’économie du foyer et prenaient des décisions économiques et politiques cruciales.
De nombreuses lettres parlent d’amour familial, mais certaines font également état de disputes. Marguerite Quesnel, la mère de Nicolas, âgée de 61 ans, était frustrée que son fils ne lui écrive pas plus souvent.
Elle s’en plaint ainsi :
Le premier jour de l’année [c’est-à-dire le 1er janvier], tu as écrit à ta fiancée […]. Je pense plus à toi qu’à toi. […] En tout cas, je vous souhaite une bonne année remplie des bénédictions du Seigneur. Je crois que je crois que mon pays c’est le tombeau, j’ai été malade pendant trois semaines. Faites mes compliments à Varin [un camarade de bord], c’est seulement sa femme qui me donne de vos nouvelles.
Lettre de Marguerite à son fils Nicolas Quesnel (27 janvier 1758), dans laquelle elle dit « Je suis pour le tombeau ». (The National Archives/ Renaud Morieux)
Marianne, la fiancée de Nicolas, a également envoyé une lettre dans l’affaire qui aborde le même sujet : « le nuage noir s’est dissipé, une lettre que votre mère a reçue de vous, éclaircit l’atmosphère« , écrit-elle. Morieux pense qu’il est presque certain que Marguerite était illettrée et qu’elle avait fait appel à un secrétaire/ scribe pour écrire les lettres à sa place. Cela remet en question notre définition moderne de l’analphabétisme.
Morieux ajoute :
On peut participer à une culture de l’écrit sans savoir ni écrire ni lire. La plupart des personnes qui envoyaient ces lettres disaient à un scribe ce qu’elles voulaient dire et comptaient sur d’autres personnes pour lire leurs lettres à haute voix. Il s’agissait de quelqu’un qu’ils connaissaient et qui savait écrire, pas d’un professionnel. Rester en contact était un effort communautaire.
L’étude publiée dans la revue Annales Histoire Sciences Sociales : Lettres perdues Communautés épistolaires, guerres et liens familiaux dans le monde maritime atlantique du XVIIIe siècle et présentée sur le site de l’Université de Cambridge : Love letters lost and found.
très belles histoires humaines sur fond de guerre de sept ans, on s’y croirait presque avec ses quelques exemples, bravo à vous ! (je m’y connais un peu étant collectionneur & commerçant dans le milieu depuis longtemps).