Des physiciens mesurent la distorsion gravitationnelle du temps à un millimètre près
L‘écoulement du temps n’est pas aussi régulier qu’on pourrait le croire : la gravité le ralentit, de sorte que les horloges à la surface de la Terre fonctionnent plus lentement que celles dans l’espace. Des chercheurs ont maintenant mesuré le temps qui s’écoule à des vitesses différentes sur un millimètre seulement, la plus petite distance à ce jour.
L’idée que le temps soit affecté par la gravité a été proposée pour la première fois par Albert Einstein en 1915, dans le cadre de sa théorie de la relativité générale. L’espace et le temps sont inextricablement liés, et les grandes masses déforment le tissu de l’espace-temps par leur immense influence gravitationnelle. Cela a pour effet de ralentir le temps à proximité d’une grande masse comme une planète, une étoile ou, dans l’exemple le plus extrême, un trou noir. Ce phénomène est connu sous le nom de dilatation du temps.
Analogie en réseau de la déformation de l’espace-temps causée par une masse planétaire. (Wikimedia)
Ici, sur Terre, la dilatation du temps signifie que le temps passe plus vite en altitude. Ainsi, par exemple, le temps passe plus vite au sommet de l’Everest qu’au niveau de la mer, mais ce phénomène s’applique également sur de plus petites distances : une personne vivant dans un appartement au 10e étage vieillira plus vite qu’une personne au premier étage, et votre tête vieillit plus vite que vos pieds.
Bien sûr, les différences dans l’écoulement du temps sur ces distances sont si infimes qu’elles ne sont pas perceptibles, mais elles peuvent être mesurées à l’aide d’horloges atomiques, qui donnent l’heure avec une grande précision grâce aux battements fiables des atomes. En comparant les horloges atomiques des satellites et des avions à celles qui se trouvent au sol, les scientifiques ont pu mesurer la dilatation du temps sur des distances pouvant atteindre des milliers de kilomètres. Mais dans une nouvelle étude, des chercheurs du Joint Institute for Laboratory Astrophysics (JILA/ Université du Colorado à Boulder) ont mesuré la dilatation temporelle sur la plus petite distance jamais réalisée : un millimètre seulement.
Pour effectuer cette mesure, l’équipe a utilisé une horloge atomique composée d’un nuage ultra-froid d’environ 100 000 atomes de strontium. Le « tic-tac » de l’horloge provient des atomes qui passent d’un niveau d’énergie à un autre, ce qu’ils font à une fréquence extrêmement fiable. En contrôlant soigneusement ces états d’énergie, l’équipe a réussi à faire vibrer tous les atomes du nuage à l’unisson pendant 37 secondes, une durée record.
Dans cette horloge atomique particulière, les atomes ont été placés dans un réseau optique, qui les dispose en plusieurs couches fines comme une pile de crêpes. Une fois que les atomes ont fait tic-tac à l’unisson, les scientifiques ont utilisé des techniques d’imagerie extrêmement précises pour mesurer le tic-tac dans la partie supérieure de la pile par rapport à la partie inférieure.
Et comme de juste, ils ont détecté une différence entre les deux régions, due à la dilatation temporelle. Le décalage des fréquences était bien sûr minuscule, seulement 0,0000000000000000001, mais il était mesurable.
Selon l’équipe, ces travaux pourraient non seulement contribuer à rendre les horloges atomiques 50 fois plus précises qu’elles ne le sont aujourd’hui, mais aussi à offrir de nouveaux outils pour sonder les mystères de la physique. Actuellement, la force de gravité ne peut être expliquée en termes de physique quantique, mais le fait de pouvoir mesurer ses effets à des échelles de plus en plus petites pourrait permettre de percer ses secrets et peut-être de révéler le chaînon manquant entre la physique quantique et la physique classique.
Selon Jun Ye, auteur principal de l’étude :
Le résultat le plus important et le plus excitant est que nous pouvons potentiellement relier la physique quantique à la gravité, par exemple en sondant la physique complexe lorsque les particules sont distribuées à différents endroits dans l’espace-temps courbé. Pouvoir mesurer la différence de temps à une échelle aussi infime pourrait nous permettre de découvrir, par exemple, que la gravité perturbe la cohérence quantique, ce qui pourrait être à la base de la raison pour laquelle notre monde à macro-échelle est classique.
L’étude publiée dans Nature : Resolving the gravitational redshift across a millimetre-scale atomic sample et présentée sur le site du National Institute of Standards and Technology : JILA Atomic Clocks Measure Einstein’s General Relativity at Millimeter Scale.