Une étrange disparité révélée par des lentilles gravitationnelles approfondit le mystère de la matière noire
Notre connaissance de la matière noire et de son comportement pourrait omettre un ingrédient essentiel. L’utilisation de davantage de lentilles gravitationnelles, lorsque l’espace-temps et la lumière sont déformés par des objets massifs, pourrait conduire à la solution idéale pour résoudre ce mystère cosmique.
Bien qu’elle représente entre 70 et 90 % de la masse totale de l’Univers et que son influence gravitationnelle empêche littéralement des galaxies comme la Voie lactée de se disperser, la science est toujours dans l’ignorance en ce qui concerne la matière noire.
Alors que les chercheurs du monde entier étudient la nature et la composition de cette insaisissable substance, une étude publiée cette semaine (lien plus bas) suggère que les théories sur la matière noire pourraient omettre un ingrédient crucial, dont l’absence a entravé notre idée de la matière qui maintient littéralement les galaxies en un ensemble.
La présence d’un élément manquant dans nos théories sur la matière noire et son comportement est apparue à la suite de comparaisons entre les observations de ses concentrations dans un échantillon d’amas de galaxies massives et de simulations théoriques sur ordinateur de la manière dont la matière noire devrait être distribuée dans ces amas.
Image d’entête : cette image du télescope spatial Hubble montre l’amas de galaxies MACSJ 1206. Les images déformées de galaxies lointaines en arrière-plan, sous forme d’arcs et de taches, sont intégrées à l’amas. Ces distorsions sont causées par la matière noire de l’amas, dont la gravité plie et amplifie la lumière des galaxies lointaines, un effet appelé lentille gravitationnelle. Ce phénomène permet aux astronomes d’étudier de lointaines galaxies qui seraient autrement trop ténues pour être vues. (NASA/ ESA/ Hubble/ Université de Groningen/ Observatoire d’astrophysique et des sciences spatiales de Bologne/ CLASH team)
En utilisant les observations faites par le télescope spatial Hubble et le réseau du Very Large Telescope (VLT) dans le désert d’Atacama au nord du Chili, une équipe d’astronomes dirigée par Massimo Meneghetti de l’Institut national (Italie) d’astrophysique (INAF-Observatoire d’astrophysique et des sciences spatiales de Bologne) a découvert que les petits amas de matière noire semblent provoquer des effets de lentille dix fois plus importants que ce que l’on croyait auparavant.
Selon Meneghetti :
Les amas de galaxies sont de parfaits laboratoires pour étudier si les simulations numériques de l’Univers qui sont actuellement disponibles reproduisent bien ce que nous pouvons déduire d’une lentille gravitationnelle. Nous avons procédé à de nombreux tests sur les données de cette étude, et nous sommes sûrs que ce décalage indique qu’il manque un ingrédient physique soit dans les simulations, soit dans notre compréhension de la nature de la matière noire.
Le phénomène de lentille gravitationnelle qui, selon l’équipe, explique les écarts de matière noire, est un élément de la théorie de la relativité générale d’Einstein qui suggère que la gravité est en fait un effet de la masse sur l’espace-temps. L’analogie la plus courante donnée pour cet effet est la distorsion créée sur une feuille de caoutchouc (trampoline par exemple) étirée lorsqu’une boule de bowling y est placée.
Cet effet dans l’espace qui résulte du fait qu’une étoile ou même une galaxie courbe l’espace et courbe ainsi la trajectoire de la lumière lorsqu’elle passe devant l’objet. On l’appelle aussi lentille gravitationnelle et on l’observe couramment lorsqu’un objet d’arrière-plan, qui peut être aussi petit qu’une étoile ou aussi grand qu’une galaxie, se déplace devant un objet d’avant-plan et courbe la lumière qui en provient, lui donnant ainsi une position apparente dans le ciel.
L’effet de microlentille gravitationnelle résulte de la flexion de l’espace-temps près d’un objet de masse donnée qui est prédite par la théorie de relativité générale d’Einstein. Un objet, tel qu’une étoile, traversant notre ligne de visée vers une étoile source plus éloignée affectera la lumière de cette étoile tout comme une lentille, produisant deux images rapprochées dont la luminosité totale est augmentée.
Schéma du phénomène de lentille gravitationnelle : un amas de galaxies, au centre de l’image, déforme par sa masse la lumière et la toile de l’espace temps, représenter par la grille bleue. Ainsi, du point de vue de la Terre, en bas à droite, cette courbure de l’espace temps crée un effet de loupe qui permet de grossir les galaxies se touvant plus loin derrière l’amas de galaxies entrainant l’effet de lentille gravitationnelle. (Hubble)
Si une étoile entrainant un effet de lentille est accompagnée d’une planète, on peut (potentiellement) observer non seulement l’effet principal de l’étoile, mais aussi un effet secondaire, plus petit, résultant de la perturbation par la planète. ( Beaulieu et col)
Exemple animé d’une lentille gravitationnelle. (Hubble)
Dans les cas extrêmes, lorsque cette lentille modifie le trajet de la lumière de telle sorte que son heure d’arrivée chez un observateur est différente, elle peut faire apparaître un objet d’arrière-plan dans le ciel nocturne en différents points. Un bel exemple de cela est un anneau d’Einstein, où un seul objet apparaît plusieurs fois en formant un arrangement en forme d’anneau.
Comme la matière noire n’interagit que par la gravité, ignorant même les interactions électromagnétiques, ce qui explique pourquoi elle ne peut pas être vue, la lentille gravitationnelle est actuellement le meilleur moyen de déduire sa présence et de cartographier l’emplacement des amas de matière noire dans les galaxies.
Pour revenir à l’analogie de la « feuille de caoutchouc/ trampoline » vue d’en haut, comme vous pouvez l’imaginer, un boulet de canon entrainera une plus importante déformation qu’une boule de bowling, qui à son tour fait une plus grande déformation qu’une balle de golf. De même, plus l’amas de matière noire est grand, plus sa masse est importante, plus la courbure de l’espace et donc de la lumière est extrême.
Mais imaginez maintenant ce qui se passerait si la boule de bowling sur la feuille de caoutchouc/ trampoline était entourée de billes. Bien que leurs distorsions individuelles puissent être faibles, leur effet cumulatif pourrait être considérable. L’équipe pense que c’est peut-être ce qui se passe avec les petits groupes de matière noire. Ces amas de matière noire à petite échelle augmentent la distorsion globale. D’une certaine manière, on peut considérer qu’il s’agit d’une grande lentille avec des lentilles plus petites intégrées à l’intérieur.
L’équipe d’astronomes a pu produire une carte haute fidélité de la matière noire en utilisant les images prises par la caméra à large champ WFC3 de Hubble et l’Advanced Camera Survey, qui combine les données spectrales collectées par le VLT de l’Observatoire européen austral (ESO). En utilisant cette carte, et en se concentrant sur trois amas de galaxies clés (MACS J1206.2-0847, MACS J0416.1-2403, et Abell S1063), les chercheurs ont suivi les distorsions de lentille et, à partir de là, ont déterminé la quantité de matière noire et sa distribution.
Abell S1063, un amas de galaxies, qui a été surveillé par le télescope spatial Hubble de la NASA/ESA dans le cadre du programme Frontier Fields. L’énorme masse de l’amas agit comme une loupe cosmique et agrandit les galaxies encore plus lointaines, de sorte qu’elles deviennent suffisamment lumineuses pour que Hubble puisse les voir. (NASA/ ESA, et J. Lotz (STScI))
Selon Piero Rosati, membre de l’équipe, de l’Université Degli Studi di Ferrara en Italie :
Les données de Hubble et du VLT ont fourni une excellente synergie. Nous avons pu associer les galaxies à chaque amas et estimer leurs distances.
Cela a conduit l’équipe à la révélation qu’en plus des arcs spectaculaires et des caractéristiques allongées de lointaines galaxies produites par la lentille gravitationnelle de chaque amas, les images de Hubble montrent également quelque chose de tout à fait inattendu : un certain nombre d’arcs à plus petite échelle et des images déformées, nichées près du cœur de chaque amas, là où se trouvent les galaxies les plus massives.
Cette image du télescope spatial Hubble de la NASA/ESA montre l’amas de galaxies MACS J0416.1-2403. Une équipe de chercheurs a utilisé près de 200 images de galaxies lointaines, dont la lumière a été courbée et agrandie par cet énorme amas, combinées à la profondeur des données de Hubble pour mesurer la masse totale et le contenu en matière noire de cet amas avec plus de précision que jamais auparavant. (ESA/Hubble/ NASA/ HST Frontier Fields)
L’équipe pense que ces lentilles imbriquées sont créées par des concentrations denses de matière au centre de chaque amas de galaxies. Ils ont utilisé des observations spectroscopiques de suivi pour mesurer la vitesse des étoiles au sein de ces amas et, grâce à une méthode de calcul connue sous le nom de théorème du viriel, ont confirmé les masses de ces amas et, par conséquent, la quantité de matière noire qu’ils contiennent.
Image de Hubble de la grappe de lentilles MACS J1206. L’image en encart présente la distribution spatiale de la matière noire, les pics indiquant les différentes galaxies. (NASA, ESA, G. Caminha (Université de Groningen), M. Meneghetti (Observatoire d’astrophysique et des sciences spatiales de Bologne), P. Natarajan (Université de Yale), CLASH team)
Cette combinaison d’observations provenant de ces différentes sources a permis à l’équipe d’identifier des dizaines de galaxies de fond par lentille qui ont été visualisées plusieurs fois. Les chercheurs ont ensuite pris cette carte haute fidélité de la matière noire et l’ont comparée à des échantillons d’amas de galaxies simulés ayant des masses similaires, situés à peu près aux mêmes distances.
Ces amas de galaxies simulés ne présentaient pas les mêmes concentrations d’amas de matière noire, du moins pas à la petite échelle associée aux amas de galaxies individuels.
La découverte de cette disparité devrait aider les astronomes à concevoir de meilleurs modèles de simulation informatique et donc à mieux comprendre comment se forment les amas de matière noire. Cette meilleure compréhension pourrait finalement conduire à la découverte de ce qu’est réellement cette forme abondante et dominante de matière.
L’étude publiée dans Science : An excess of small-scale gravitational lenses observed in galaxy clusters, présentée sur le site de l’Osservatorio di Astrofisica e Scienza dello Spazio di Bologna de l’Institut national (Italie) d’astrophysique : Materia oscura: la ricetta va perfezionata et sur le site du Telescope Spatial Hubble : New Hubble Data Suggests There is an Ingredient Missing from Current Dark Matter Theories.