L’étrange génome des fourmis jaunes folles représente une première dans le domaine de la biologie
Les fourmis jaunes folles (Anoplolepis gracilipes) tirent leur nom des mouvements d’ensemble qu’elles effectuent après avoir été dérangées. Mais il y a une autre raison de qualifier ces fourmis envahissantes de folles : les mâles de l’espèce sont un mélange de deux lignées cellulaires en guerre, rapportent des chercheurs dans une nouvelle étude.
Image d’entête : fourmis jaunes folles (Anoplolepis gracilipes). (Stephen Belcher/ Nature Picture Library)
La plupart des fourmis folles jaunes mâles sont porteuses de deux ensembles distincts d’ADN, résultant de spermatozoïdes et d’ovules qui ne mélangent pas leur matériel génétique après la fécondation. Les mâles sont donc des chimères, c’est-à-dire des individus dont certaines parties du corps sont porteuses d’un ensemble de gènes et d’autres parties d’un autre ensemble. Les descendantes femelles des mâles deviennent des ouvrières ou des reines, en fonction de l’ADN du spermatozoïde qui fusionne avec l’ovule, tandis que les descendants mâles deviennent eux-mêmes des chimères.
Ces découvertes, qui résolvent un mystère vieux de 15 ans sur la génétique de l’insecte, révèlent un mode de reproduction qui, jusqu’à présent, était « inconnu de la science », selon Hugo Darras, de l’université Johannes Gutenberg de Mayence, en Allemagne, qui ajoute :
Il y avait de nombreuses hypothèses farfelues pour expliquer ce qui se passait chez ces fourmis, mais aucune n’était aussi farfelue que celle que nous avons découverte.
Les fourmis se reproduisent généralement par reproduction sexuée, le sperme d’un mâle féconde l’ovule d’une femelle, ou par “reproduction clonale”, c’est-à-dire que la reine produit une progéniture sans les gènes ajoutés d’un second parent. En général, les mâles sont issus d’œufs non fécondés et les femelles d’œufs fécondés. Dans la plupart des cas, les reines sont génétiquement similaires aux ouvrières de la même colonie, mais elles se transforment en reines parce qu’elles ont reçu des soins et une alimentation particuliers.
Fourmis jaunes folles déplaçant une blatte morte vers leur nid à Pohnpei, États fédérés de Micronésie. (Bradley Rentz/ Wikimedia)
En 2007, des scientifiques ont étudié le génome de fourmis folles jaunes et ils ont découvert, à leur grande surprise, que les mâles avaient un patrimoine génétique mixte, comme s’ils avaient deux parents. Six ans plus tard, une autre équipe a découvert que toutes les reines d’une colonie descendaient d’une même lignée génétique et que leurs sœurs ouvrières descendaient toutes d’une seconde lignée très distincte.
Intrigués par cette énigme, Darras et ses collègues ont séquencé l’ADN de 53 reines de fourmis folles jaunes et de 91 ouvrières prélevées dans 14 localités d’Asie du Sud-Est. Les reines étaient consanguines, mais les ouvrières présentaient une diversité génétique beaucoup plus importante. En d’autres termes, il semble que les reines soient nées de parents de la même lignée, alors que les ouvrières sont nées de parents de lignées différentes, même si les mâles qui les ont engendrées proviennent tous de la même colonie.
Partant du principe que les colonies comprenaient deux lignées de mâles, les chercheurs ont alors prélevé 574 mâles dans les mêmes colonies que les reines et les ouvrières et ils ont séquencé l’ADN de leurs pattes. Ils ont constaté que certains mâles semblaient partager une lignée génétique avec les reines, tandis que les autres semblaient plus étroitement liés aux ouvrières.
Fourmis jaunes folles s’attaquant à une chenille. (Sasitorn Hasin)
Cela aurait pu être logique si les mâles avaient été issus d’œufs fécondés, explique Darras, car cela signifierait qu’ils possèdent deux copies de chaque chromosome, une de chaque parent. Mais l’analyse de son équipe a révélé que, comme la plupart des mâles de fourmis, d’abeilles et de guêpes, ils ne possédaient qu’une copie de chaque chromosome et semblaient donc résulter d’œufs non fécondés.
Perplexe, l’équipe a ensuite testé l’ADN de cellules individuelles de 20 de ces mâles. Ils ont découvert qu’au sein d’un même insecte, environ la moitié des cellules possédaient des gènes d’une lignée et l’autre moitié des gènes de l’autre lignée. En examinant spécifiquement les spermatozoïdes, l’équipe a constaté qu’une lignée, celle qui a donné naissance aux ouvrières était beaucoup plus abondante que l’autre.
Une analyse plus poussée a révélé que les deux lignées de ces mâles provenaient de deux parents, ce qui signifie que les mâles étaient en fait issus d’œufs fécondés, mais que, contrairement aux femelles, le noyau de l’œuf n’avait pas fusionné avec le noyau du spermatozoïde. Les mâles se sont donc retrouvés avec deux jeux de chromosomes différents, transportés dans différentes parties du corps.
Rétrospectivement, les chercheurs ont réalisé que la grande majorité des mâles de fourmis folles jaunes sont probablement des chimères et que les échantillons d’ADN prélevés sur les pattes des insectes ne présentaient que le matériel génétique de la patte en question, explique Darras.
Selon lui, il est possible que les fourmis aient évolué vers un système de reproduction aussi bizarre en raison d’un ancien conflit entre les lignées. Plus particulièrement, si la lignée des ouvrières crée toujours des femelles stériles lorsque l’ovule et le sperme fusionnent, elle peut assurer sa survie au fil des générations si elle peut se glisser dans un ovule sans fusionner. Elle devient alors une lignée « égoïste » en devenant la principale lignée d’ADN dans le sperme des mâles fertiles.
Darras précise que :
Il ne s’agit toutefois que de spéculations. Nous n’en sommes qu’au début de notre compréhension.
L’étude publiée dans Science : Obligate chimerism in male yellow crazy ants.