Le clignement des yeux du gobie montre comment les premiers animaux ont évolué pour vivre sur la terre ferme
Dans le temps qu’il vous faut pour terminer la lecture de cet article, vous aurez cligné des yeux une cinquantaine de fois. En fait, nous clignons des yeux si fréquemment que ces derniers sont fermés pendant environ 10 % de notre temps d’éveil.
Bien que pour la plupart d’entre nous cela aille de soi, cligner des yeux est un élément essentiel de notre système visuel qui permet à nos yeux de rester humides et exempts de saletés. Sans, nos yeux se dessècheraient rapidement et s’abîmeraient.
De plus, une nouvelle étude suggère que le clignement des yeux pourrait faire partie des caractéristiques qui ont évolué pour permettre la transition vers la vie terrestre chez les tétrapodes il y a environ 375 millions d’années.
Ces conclusions sont basées sur l’étude de l’étonnant Gobie (famille des Oxudercinae), un poisson qui passe la majeure partie de sa journée hors de l’eau et qui est l’une des rares espèces de poissons à cligner des yeux.
Image d’entête, à partir de la vidéo plus bas : un gobie clignant des yeux. (Brett Aiello/ Penn State)
Suivre l’évolution du clignement des yeux est pour le moins délicat, car les tissus mous qui entourent les yeux ne survivent pas dans les archives fossiles. Mais comme les Gobies ont évolué en clignant des yeux indépendamment des autres animaux, ce poisson offre une occasion unique de tester comment et pourquoi cette capacité a évolué, un peu comme un laboratoire naturel vivant.
Les gobies respirent, se nourrissent, socialisent et prospèrent sur la terre ferme tant qu’ils sont à portée d’un peu d’eau ou de vases humides. On pense que ces poissons ont évolué pour la première fois il y a environ 140 millions d’années, à peu près à l’époque où la Terre a vu apparaître les premiers oiseaux, les premières fleurs et de nombreuses autres créatures dont les descendants vivent avec nous aujourd’hui.
Les yeux du gobie sortent du sommet de sa tête, comme ceux d’une grenouille, et son clignement dure à peu près le même temps qu’un clignement d’œil humain. Avec une vue panoramique de leur environnement, les gobies peuvent utiliser cette adaptation pour surveiller les prédateurs marins et terrestres, ce qui ne les rend pas si différents de beaucoup d’autres créatures amphibies.
Deux gobies (Boleophthalmus caeruleomaculatus) se battant dans des eaux peu profondes. Image prise dans la réserve naturelle de Mai Po, à Hong Kong. (Daniel J. Field/ Penn State)
Pour comprendre comment les gobies ont acquis la capacité de cligner des yeux, des chercheurs de l’université d’État de Pennsylvanie (Penn State) et de la Seton Hill University (États-Unis) ont analysé ce comportement à l’aide de vidéos à grande vitesse et ils ont comparé l’anatomie des gobies à celle d’un poisson aquatique étroitement apparenté qui ne cligne pas des yeux.
Cette comparaison anatomique a révélé que pour cligner des yeux, le poisson les rétracte momentanément vers le bas dans des orbites, où ils sont recouverts d’une membrane extensible appelée « cupule dermique ».
Selon Brett Aiello, professeur adjoint de biologie à la Seton Hill University :
Le clignement des yeux chez les gobies semble avoir évolué grâce à un réarrangement des muscles existants qui ont modifié leur ligne d’action et grâce à l’évolution d’un nouveau tissu, la cupule dermique. Ce résultat est très intéressant, car il montre qu’un système très rudimentaire, ou basique, peut être utilisé pour mener un comportement complexe. Il n’est pas nécessaire de faire évoluer beaucoup de choses nouvelles pour faire évoluer ce nouveau comportement, les gobies ont simplement commencé à utiliser ce qu’elles avaient déjà d’une manière différente.
Comme les humains et d’autres animaux qui clignent des yeux, les gobies clignent des yeux plus fréquemment lorsqu’ils sont confrontés à une sécheresse oculaire. Il s’agit de les humidifier, ce qui n’a rien d’extraordinaire jusqu’à ici. Mais ce qui est plutôt étrange et particulièrement fascinant, c’est que les poissons adoptent ce comportement oculaire bien qu’ils n’aient pas développé de glandes ou de canaux lacrymaux.
Selon Aiello :
Alors que nos larmes sont produites par des glandes situées autour de nos yeux et sur nos paupières, les gobies semblent mélanger le mucus de la peau à l’eau de leur environnement pour produire un film lacrymal.
En outre, les chercheurs ont vérifié si les gobies clignaient pour éviter une éventuelle blessure à l’œil et si le clignement nettoyait les yeux du poisson de la poussière ou des débris. Dans les deux cas, la réponse fut positive.
Les étonnants gobies sont également connus pour leurs nageoires courtes qui leur servent de pattes et qu’ils utilisent pour se propulser sur les paysages boueux, sautant d’un étang à l’autre. En combinaison avec leurs clignements d’yeux, ces mudskippers ressemblent remarquablement aux premiers tétrapodes qui ont rampé des océans à la terre ferme il y a plus de 375 millions d’années.
Outre le clignement des yeux, cette transition épique de la vie sous-marine à la vie terrestre s’est accompagnée d’une série d’adaptations nécessaires résultant d’une pression sélective. Une étude réalisée en 2020 par des biologistes évolutionnistes de l’université d’Harvard qui ont étudié d’anciens fossiles de tétrapodes suggère que les premiers tétrapodes ont conservé de nombreuses caractéristiques aquatiques, telles que des branchies et une nageoire caudale, et que les membres ont peut-être évolué dans l’eau avant que les tétrapodes ne s’adaptent à la vie sur la terre ferme.
Selon Thomas Stewart, professeur adjoint de biologie à Penn State :
Le passage à la vie terrestre a nécessité de nombreux changements anatomiques, notamment pour se nourrir, se déplacer et respirer de l’air. En se basant sur le fait que les clignements d’yeux des gobies, qui ont évolué de manière totalement indépendante de nos propres ancêtres poissons, remplissent un grand nombre des mêmes fonctions que les clignements d’yeux dans notre propre lignée, nous pensons qu’ils faisaient probablement partie de la série de traits qui ont évolué lorsque les tétrapodes s’adaptaient à la vie sur terre.
Présentation de la recherche. (Penn State)
L’étude publiée dans The Proceedings of the National Academy of Sciences : Mechanical theory of nonequilibrium coexistence and motility-induced phase separation et présentée sur le site de l’Université d’État de Pennsylvanie : A blinking fish reveals clues as to how our ancestors evolved from water to land.