Un doigt vieux de 85 000 ans complique un peu plus l’origine africaine de l’humain moderne
Pendant des années, l’archéologue Huw Groucutt de l’université d’Oxford et son équipe ont parcouru une partie du désert pour se rendre sur des sites de fouilles en Arabie Saoudite. En se déplaçant en voiture, ils ont aperçu ce qui ressemblait à des os, émergeant du sable qui s’érodait lentement. Finalement, en 2014, l’équipe a décidé d’explorer le groupement d’os à Al Wusta. En deux ans, au milieu de plus de 800 os d’animaux fossilisés et de près de 400 objets en pierre, ils ont découvert quelque chose de remarquable : un majeur qui semblait appartenir à un être humain moderne (anatomiquement moderne). Le doigt fossilisé date d’il y a au moins 85 000 ans.
Image d’entête : plusieurs vues de l’os de doigt fossilisé retrouvé sur le site d’Al Wusta, en Arabie Saoudite. (Ian Cartwright)
Selon Groucutt :
C’est étrange, n’est-ce pas ? Presque tous les os ne seront pas préservés, et l’os du doigt n’a rien de spécial quant à sa dureté. Il a eu de la chance. Après tout, la fossilisation sur terre est très rare ; l’eau et les sédiments humides d’un ancien lac ont dû offrir la bonne protection contre l’oxygène pour préserver l’os.
De trouver un os humain dans le désert du Néfoud est peut-être l’exemple le plus impressionnant au monde d’une découverte improbable. Leur analyse de l’os du doigt et de l’environnement préhistorique d’où il provient apparaît cette semaine dans une étude (lien plus bas). Si le doigt est bien humain, l’os peut être l’un des plus anciens exemples de restes d’Homo sapiens trouvés en dehors de l’Afrique.
Les chercheurs étudient et cartographient le site d’Al Wusta. (Klint Janulis)
Selon l’archéologue Michael Petraglia, un des coauteurs de l’étude :
Cette découverte, ainsi que d’autres ces dernières années, suggère que les humains modernes, Homo sapiens, quittent l’Afrique à de multiples reprises au cours des 100 000 dernières années.
La question de savoir comment les humains ont quitté l’Afrique a été discutée depuis qu’il a été largement admis que l’Homo sapiens a effectivement évolué à partir d’espèces ancestrales en Afrique, plutôt qu’en Asie*. Au cours de la dernière décennie, certains généticiens ont plaidé en faveur d’un seul épisode de dispersion à partir de l’Afrique il y a environ 60 000 ans, en raison de la diminution de la diversité génétique dans des populations plus éloignées de l’Afrique. Mais d’autres croient que l’ordre des événements était un peu plus compliqué.
*Cette dernière hypothèse a été proposée par des scientifiques comme Ernst Haeckel, et elle a été préférée par de nombreux anthropologues jusqu’à il y a 60 ans. Actuellement, certains chercheurs continuent de plaider en faveur de multiples points d’évolution, en se basant sur les découvertes de fossiles en Chine.
Selon Katerina Harvati, directrice de la paléoanthropologie à l’université de Tubingen, en Allemagne :
Nos précédents travaux ont montré que les dispersions multiples, la première étant plus ancienne que la migration d’il y a 50 000 à 70 000 ans, sont plus compatibles avec le modèle de variation crânienne et génétique observé chez les personnes aujourd’hui.
Harvati, qui n’était pas impliquée dans la recherche, a dit qu’elle serait prudente en attribuant définitivement au fossile du doigt une identité Homo sapiens en raison du fait que sa forme chevauche d’autres espèces d’hominidés. Mais le fossile correspond à d’autres découvertes faites dans la région. Des crânes appartenant à des Homo sapiens trouvés à Qafzeh et à Skhul en Israël datent respectivement de 100 000 ans et 120 000 ans et la découverte en 2018 d’une mâchoire humaine dans la grotte de Misliya remonte à environ 177 000 ans plus tôt. L’article du Guru concernant cette dernière découverte :
Tous ces fossiles suggèrent que les humains ont quitté l’Afrique beaucoup plus tôt qu’il y a 60 000 ans. Mais le nouvel os du doigt suggère que certaines populations ont continué à se déplacer, au-delà du Levant et dans la péninsule arabique.
Groucutt et le reste de son équipe ont utilisé un certain nombre de méthodes de datation pour confirmer l’âge probable du doigt d’Al Wusta. Pour celui-ci et la dent d’un ancien hippopotame trouvé à proximité, ils ont réalisé une datation par l’uranium-thorium. Tout comme la datation au radiocarbone, la méthode fonctionne en examinant la désintégration radioactive des matériaux conservés. L’âge des sédiments autour des os a été calculé en utilisant la datation par luminescence stimulée optiquement, une technique qui révèle la dernière fois que les roches et le sable ont été exposés à la lumière du soleil.
Une question demeure : comment les humains ont-ils réussi à survivre dans un environnement désertique il y a près de 100 000 ans ?
Il se peut qu’à l’époque, ce n’était pas un désert. Alors que le Néfoud n’est aujourd’hui que sable et roche, à l’époque du fossile d’Al Wusta, la région était une savane, couverte de lacs et de rivières grâce à des moussons d’été. La multitude d’os d’animaux trouvés au même endroit, du bétail sauvage aux antilopes, suggère que le gibier était abondant. Le lac lui-même persistait toute l’année et offrait une source d’eau douce, même s’il y avait des risques,beaucoup d’os de la faune portaient des marques de dents de carnivores.
Le doigt impose également d’autres questions : qu’est-il arrivé à la population qui a fait tout ce chemin jusqu’en Arabie ? Ont-ils été forcés d’aller de l’avant ou de battre en retraite lorsque l’environnement est redevenu inhospitalier dans les siècles qui ont suivi leur arrivée ?
Bien que l’équipe analysera l’os du doigt à la recherche de restes d’ADN, elle doute qu’il en ressortira quoi que ce soit, étant donné l’environnement hostile d’où il provient. Les prochaines étapes consisteront à effectuer davantage de fouilles dans la péninsule arabique et en Afrique pour reconstituer le contexte.
L’étude publiée dans Nature Ecology & Evolution : Homo sapiens in Arabia by 85,000 years ago.