Traces génétiques dénisoviennes : utilisation d’une intelligence artificielle pour tenter de déceler les signatures cachées d’anciens « humains » dans l’ADN moderne
Des chercheurs ont identifié quelques principaux suspects dans le plus grand mystère de l’évolution humaine : qui étaient les Dénisoviens ?
Image d’entête : portrait d’une jeune Dénisovienne d’après un profil squelettique reconstitué à partir d’anciens modèles de méthylation de l’ADN.(Maayan Harel)
Dans une étude publiée cette semaine (lien plus bas), une équipe, dirigée par le généticien des populations João Teixeira de l’université d’Adélaïde en Australie, a tenté de cerner l’identité de ces énigmatiques anciens humains en utilisant une intelligence artificielle (IA) pour sonder l’ADN des populations modernes d’Asie du Sud-Est.
Les Dénisoviens ne sont connus que par quelques rares vestiges, dont l’ADN d’un os du doigt et de dents de Sibérie vieilles de 200 000 ans, ainsi que des protéines de collagène provenant d’un fragment de mâchoire vieux de 160 000 ans au Tibet. Fait intriguant, ces morceaux d’os et de dents ne correspondent à aucun des fossiles connus de l’arbre généalogique humain.
La mâchoire Xiahe, représentée seulement par sa moitié droite, a été trouvée en 1980 dans la grotte karstique de Baishiya. (Dongju Zhang/ Université de Lanzhou)
En 2010, l’ADN extrait de l’os du doigt a confirmé qu’il s’agissait d’une toute nouvelle espèce (ou sous-espèce, les taxonomistes n’arrivent pas à se mettre d’accord). Mais les Dénisoviens ne sont pas qu’une curieuse relique de notre passé. Nous portons encore aujourd’hui des morceaux importants de leur ADN, ce qui suggère qu’ils se sont croisés avec des humains modernes il y a seulement 55 000 à 30 000 ans. Des études génétiques révèlent qu’il y a très peu d’ADN de dénisovien chez les Européens et les Asiatiques modernes (moins de 0,1 %), mais des pourcentages élevés (environ 4 %) en Nouvelle-Guinée, en Australie et chez les Mamanwa des Philippines, des populations dont les ancêtres sont des chasseurs-cueilleurs traditionnels de la région Asie-Pacifique. (À titre de comparaison, on trouve de l’ADN néandertalien dans toutes les populations en dehors de l’Afrique, à raison de 1 à 3 %). Cela suggère que les plus récents ébats entre les Dénisoviens et les humains modernes ont eu lieu en Nouvelle-Guinée et en Australie.
Alors, qui étaient exactement ces randonneurs trans-eurasiens ? Et pourquoi n’a-t-on pas trouvé leurs restes en Asie du Sud-Est ?
Ou bien est-il possible que nous ayons mal identifié les fossiles humains existants, et que certains d’entre eux soient en fait les mystérieux Dénisoviens « du Sud » ? Le problème, c’est qu’aucun des principaux fossiles suspectés n’est prêt à fournir son ADN : les tropiques ne sont pas cléments en matière de conservation. Pour contourner le problème, cette nouvelle étude a fait appel à l’intelligence artificielle pour déceler les signes discrets d’anciens humains dans l’ADN des populations modernes de l’Asie du Sud-Est insulaire.
Jusqu’à récemment, la liste des suspects fossiles de Dénisoviens en Asie du Sud-Est se limitait à l’imposant Homme (Homo erectus) de Java, dont le cerveau avait une taille proche de celle des humains modernes, qui a quitté l’Afrique il y a environ 1,9 million d’années et qui a parcouru Java de 1,5 million d’années à 108 000 ans.
Réplique d’un crâne de l’Homme de Java. (National History Museum)
En 2004, l’espèce naine Homo floresiensis a rejoint la liste des suspects. Connus pour avoir vécu sur l’île de Flores il y a seulement 60 000 ans, les individus mesuraient un mètre et avaient une capacité cérébrale de 426 centimètres cubes, soit environ un tiers de celle d’un humain moderne. En 2019, le tout aussi nain Homo luzonensis a été ajouté à la liste. Des restes fossiles de l’île de Luzon, aux Philippines, révèlent que cet hominidé mesurait environ un mètre et qu’il a existé pendant une période similaire.
Ces trois espèces sont qualifiées de « super-archaïques ». En ce qui concerne leur place dans l’arbre généalogique des hominidés, la plupart des anthropologues les placent sur une branche qui s’est séparée de notre lignée il y a deux millions d’années.
Pour vérifier si l’un de ces super-archaïques pourrait être un Dénisovien, Teixeira et son équipe ont entraîné une IA à utiliser un modèle de Markov caché pour » longer » le code génétique, à la recherche d’ADN vieux de deux millions d’années. Grâce aux efforts de Herawati Sudoyo, de l’Institut Eijkman de biologie moléculaire de Jakarta, qui a minutieusement rassemblé des échantillons de tissus provenant de populations isolées allant de petites îles aux hauts plateaux reculés de la Nouvelle-Guinée, l’IA a pu sonder les génomes de 200 personnes de l’Asie du Sud-Est insulaire, des populations qui semblent avoir acquis leur ADN de Dénisovien il y a seulement 30 000 ans. Cette méthode de recherche de type « aiguille dans une botte de foin » permet de détecter des traces de code super-archaïque qui représentent 0,1% de l’ADN, soit « un ancêtre sur mille », souligne Teixeira.
La première étape a consisté à masquer les signatures des Néandertaliens et des Dénisoviens, ainsi que toute signature variante également présente dans les populations africaines. L’algorithme a ainsi été sensibilisé à la détection de toute nouvelle signature apparue dans l’Asie du Sud-Est insulaire.
Le verdict fut non concluant. Une légère trace d’ADN super-archaïque vieux de deux millions d’années a été identifiée, mais elle n’était pas assez forte pour convaincre les auteurs qu’elle avait été introduite par un hominidé. Il pourrait s’agir d’un « artefact méthodologique » : une signature résiduelle du mélange entre les Dénisoviens et un super-archaïque de l’hémisphère nord, peut-être l’H. erectus, une découverte que d’autres, comme Melissa Hubisz de l’université Cornell, ont rapportée.
Quoi qu’il en soit, les auteurs conviennent qu’il n’y a pas de preuve concluante d’une nouvelle signature super-archaïque chez les peuples de l’Asie du Sud-Est insulaire.
Mais si cette étude n’est pas concluante, où en est la chasse aux Dénisoviens ?
Les auteurs sont quelque peu divisés. La plupart d’entre eux affirment que les preuves ne permettent pas d’affirmer que les pygmées des îles ou l’imposant H. erectus sont des Dénisoviens. Une suggestion est de continuer à fouiller les grottes peu explorées de l’Asie du Sud-Est insulaire à la recherche de restes de Dénisoviens. Sulawesi est la favorite. On y trouve des outils en pierre datant de 200 000 à 100 000 ans, ainsi que les plus anciennes peintures rupestres du monde.
Un candidat fossile convaincant devrait avoir l’air plus archaïque que l’homme moderne, mais pas aussi archaïque que les hobbits de l’île et il devrait être resté en place jusqu’à l’arrivée des modernes, il y a environ 50 000 ans.
Mais d’autres n’ont pas entièrement laissé les personnages louches de la lignée s’en tirer à bon compte. L’hypothèse dominante était que les hominidés insulaires et l’H. erectus devaient tous être super-archaïques, en d’autres termes, leurs caractéristiques sont si anciennes qu’ils ont dû emprunter une voie différente de celle des humains modernes au cours des deux derniers millions d’années. Mais cette hypothèse pourrait être erronée.
Peut-être que ces étranges hominidés insulaires ne sont pas aussi super-archaïques qu’ils le semblent.
Selon le coauteur Kris Helgen :
L’évolution devient folle sur les îles. De petites populations fondatrices et des conditions extrêmes font tourner le moteur de l’évolution. Il y a peut-être 100 000 ans à peine, les Dénisoviens sont arrivés sur l’île et ont non seulement diminué, mais aussi produit des retours à un état plus ancestral.
Il est possible que l’H. erectus ait également évolué de manière inattendue. Traditionnellement considéré comme ayant suivi une voie distincte de celle de l’homme moderne pendant plus de deux millions d’années, tout le monde ne croit pas à cette théorie. De précédentes recherches ont suggéré que l’H. erectus de Java et de Chine s’était modernisé au cours de son séjour de deux millions d’années en Asie, par le biais de croisements avec des hominidés plus récents vivant en Eurasie. Il est possible qu’une forme modifiée de l’H. erectus, comme la population de 108 000 ans trouvée enterrée sur les rives de la rivière Solo près de Ngandong, à Java, soit des Dénisoviens.
L’étude publiée dans Nature Ecology and Evolution : Widespread Denisovan ancestry in Island Southeast Asia but no evidence of substantial super-archaic hominin admixture et les chercheurs présentent leurs découvertes dans un article de The Conversation : Evolutionary study suggests prehistoric human fossils ‘hiding in plain sight’ in Southeast Asia.