Pourquoi les Européens ont-ils évolué pour devenir tolérants au lactose ?
Ah, le lait ! Largement reconnu comme une boisson nutritive pour les personnes de tous âges grâce à son excellente combinaison de protéines, de calcium, de vitamine D, de potassium et d’une série d’autres vitamines et minéraux utiles, certaines personnes ne peuvent tout simplement pas se passer de leur « aliment réconfortant » préféré, tout comme la mozzarella, le parmesan, la glace gelato et tous les autres dérivés laitiers que les gens ont habilement élaborés à travers les âges.
Tout a commencé il y a environ 9 000 ans, lorsque les premiers éleveurs de chèvres, de moutons et de vaches ont réalisé que leurs animaux fraîchement domestiqués n’étaient pas seulement destinés à la consommation de viande. Il y avait cependant un problème : ces premiers adeptes des produits laitiers étaient tous intolérants au lactose. On peut supposer que tous ces problèmes d’estomac ont été compensés par, eh bien, une faim contenue. Les gens ne pouvaient pas vraiment se permettre d’être difficiles à cette époque.
Mais il s’est produit un phénomène qui laisse les spécialistes de l’évolution perplexes depuis longtemps : les gènes de tolérance au lactose ont commencé à se répandre rapidement et à se généraliser en Europe il y a environ 3 000 ans. En quelques milliers d’années seulement, ce trait est devenu assez répandu dans la région, un taux d’acquisition génétique quasiment inédit chez l’humain.
La lactase est une enzyme qui décompose le lactose (l’un des principaux glucides du lait) dans l’organisme pour nous permettre de le digérer, mais elle est généralement produite chez les nouveau-nés et perdue avec l’âge. Il existe plusieurs explications pour expliquer pourquoi la persistance de la lactase (qui reste présente à l’âge adulte) s’est développée si rapidement, et presque toutes ont un rapport avec l’extraordinaire valeur nutritionnelle du lait. Il était si bon que les gens ont dû être guidés par une force invisible pour mieux tolérer cet aliment. Mais ce n’est pas comme ça que l’évolution fonctionne. Cela revient à dire que si vous vous entraînez simplement à courir des marathons tous les week-ends, votre progéniture aura plus de chances de naître avec une propension à l’athlétisme. Là encore, ce n’est pas comme ça que ça marche.
D’autres hypothèses plus sensées sur le plan scientifique suggèrent que la persistance au lactose est apparue en raison de pressions de sélection. Les personnes qui supportaient mieux la consommation de lait et de produits laitiers avaient un avantage de survie sur les autres. Elles ont donc donné naissance à davantage d’enfants qui ont hérité de cette caractéristique et, avec le temps, celle-ci s’est largement répandue parmi les populations européennes. Mais la pression de sélection seule, dans des conditions normales, n’est pas vraiment suffisante pour expliquer la rapidité éclair de cette adaptation.
Une nouvelle étude menée par des chercheurs de l’université de Bristol et de l’University College London (Royaume-Unis) propose une explication différente et plus plausible, même si les circonstances historiques ne sont pas des plus agréables.
En s’appuyant sur plus de 7 000 résidus de graisses animales trouvés dans d’anciennes poteries sur plus de 500 sites en Europe, ainsi que sur de I’ancien ADN, les chercheurs ont conçu un modèle montrant que l’utilisation du lait en Europe n’était pas réellement corrélée à la propagation de la persistance à la lactase, ce à quoi on aurait pu s’attendre si l’on croyait à la théorie « boire plus de lait, devenir plus tolérant au lactose ». Les chercheurs ont plutôt constaté que la propagation des variantes génétiques permettant de décomposer les sucres présents dans le lait correspondait mieux aux périodes de famine et de maladie. L’association était en fait extrêmement forte : le manque de nourriture était 689 fois plus susceptible d’expliquer la propagation de la persistance à la lactase que la pression de sélection dans des conditions normales, tandis que la maladie était 289 fois plus susceptible d’expliquer l’augmentation de cette tolérance.
Selon Mark Thomas, généticien évolutionniste à l’University College London et auteur principal de la nouvelle étude :
L’apparition n’est qu’un événement de mutation aléatoire. Ce qui est intéressant, c’est l’augmentation spectaculaire de sa fréquence. Il existe de nombreuses théories pour expliquer ce phénomène, mais presque toutes ces théories sont liées à l’importance de l’utilisation du lait. Nous constatons que l’importance de la consommation de lait ne contribue pas à expliquer l’augmentation de la fréquence de la variante du gène de la persistance de la lactase. Au contraire, nous constatons que les famines passées et/ou l’exposition accrue aux agents pathogènes expliquent mieux l’augmentation fulgurante de sa fréquence. Cela s’explique probablement par le fait que, dans des conditions de charge pathogène accrue ou de sévère malnutrition, les effets de la consommation de lait par des personnes non persistantes à l’égard de la lactase peuvent passer de l’état de rien/ incommodant à celui de létal.
Cette conclusion est le résultat d’années de travail interdisciplinaire, ce qui, face à des questions aussi complexes, est la seule façon d’avance selon Thomas.
Tout a commencé par une rencontre amicale autour d’un verre dans un pub de Bristol en 2018 entre Thomas, Richard Evershed, professeur de chimie à l’Université de Bristol, et George Davey Smith, professeur d’épidémiologie clinique à l’Université de Bristol. Lors de cette rencontre, ils ont réalisé qu’ils pouvaient jouer de chacune de leurs forces pour répondre à l’une des plus énigmatiques énigmes de la biologie évolutive.
Evershed et Melanie Roffet-Salque, chimiste connue pour son étude des lipides provenant d’objets archéologiques, ont constitué une énorme base de données sur les graisses animales provenant de plus de 13 000 tessons de poterie anciens trouvés en Europe. George Davey Smith et ses collègues ont sondé la UK Biobank, une base de données biomédicales et une ressource de recherche contenant des informations sur la génétique, le mode de vie et la santé d’un demi-million de Britanniques, pour voir quel effet la persistance de la lactase a sur les habitudes de consommation de lait et les paramètres de santé de personnes en bonne santé. Et Thomas, avec ses collègues Yoan Diekmann et Adrian Timpson, a mis au point une nouvelle méthode statistique qui teste comment les facteurs écologiques de séries chronologiques peuvent expliquer l’évolution de la persistance à la lactase.
Dans cette masse de données, les chercheurs ont enfin pu dégager un modèle.
L’intolérance au lactose n’est généralement pas la pire chose au monde. En fait, le terme est mal choisi puisque tous les humains naissent tolérants au lactose, comme tous les mammifères. Cependant, à mesure que nous passons à l’âge adulte, nous devenons de plus en plus incapables de digérer le lactose, un type de sucre présent dans le lait. Les symptômes comprennent les ballonnements classiques, les crampes et les douleurs d’estomac, la diarrhée et une sensation générale de malaise. Tout cela était tolérable dans les temps anciens, lorsque 99 % de la population vivait au jour le jour.
Cependant, pendant les périodes de maladie et de famine généralisées, la diarrhée chez les personnes souffrant de malnutrition sévère pouvait être et était probablement fatale. À cette époque, ceux qui possédaient des allèles pour la lactose déshydrogénase, le gène nécessaire pour métaboliser le lactose en glucose, n’avaient pas seulement un léger avantage sur les autres, s’était un énorme avantage de survie.
Cette description explique peut-être mieux pourquoi plus de 95 % des Danois sont tolérants au lactose, alors que 85 % des Chinois y sont intolérants. À ce jour, environ 70 % de la population mondiale est intolérante au lactose, ce qui peut s’expliquer par le fait que chaque population était généralement confinée dans une région particulière au cours des 10 000 dernières années, chacune ayant ses propres enjeux historiques.
Selon Davey Smith :
En bref, l’utilisation du lait était répandue en Europe pendant au moins 9 000 ans, et les humains en bonne santé, même ceux qui ne sont pas intolérants à la lactase, pouvaient heureusement consommer du lait sans tomber malades. Cependant, sa consommation chez les personnes non persistantes à la lactase entraîne une forte concentration de lactose dans l’intestin, ce qui peut attirer du liquide dans le côlon, et une déshydratation peut en résulter lorsque cela est associé à une maladie diarrhéique. J’ai postulé que ce processus pouvait entraîner une mortalité élevée lorsque la charge en maladies infectieuses augmentait, la taille et la densité des populations atteignant des niveaux auxquels certains agents infectieux pouvaient circuler en permanence en leur sein.
L’étude publiée dans Nature : Dairying, diseases and the evolution of lactase persistence in Europe et présentée sur le site de l’Université de Bristol : Famine and disease drove the evolution of lactose tolerance in Europe.