La capacité à prononcer les sons "F" et "V" pourrait avoir évolué avec la fermeté de notre alimentation
Lorsque les humains ont inventé l’agriculture, le monde changea à jamais. Grâce à un approvisionnement alimentaire régulier et prévisible, les humains étaient libres de diversifier leur travail et leurs activités, ouvrant ainsi la voie à la civilisation telle que nous la connaissons. En cultivant des céréales et en élevant du bétail, notre alimentation a également changé. Cela a modifié la structure de notre visage et réduit l’usure dentaire. Maintenant, une nouvelle étude estime que ces changements biomécaniques ont peut-être permis aux humains de produire de nouveaux sons tels que « v » et « f ». En d’autres termes, le langage a également changé avec l’alimentation.
Il y a des milliers de langues et de dialectes qui sont encore parlés aujourd’hui, bien que la plupart n’aient plus qu’une poignée de locuteurs survivants. Non seulement les langues sont généralement incompréhensibles entre elles, mais elles peuvent aussi être radicalement différentes dans la manière dont les sons qui transmettent le sens sont produits. C’est pourquoi la plupart des chercheurs croient que la machinerie biologique pour la production de la parole humaine est demeurée en grande partie inchangée depuis l’apparition des humains il y a des centaines de milliers d’années.
Une nouvelle étude suggère cependant que la langue est plus malléable par l’influence culturelle, dans ce cas-ci l’agriculture, qu’on ne le pensait auparavant. En 1985, le célèbre linguiste Charles Hocket affirmait que les chasseurs-cueilleurs auraient eu du mal à prononcer les sons « f » et « v », que les linguistes appellent les consonnes labio-dentales, à cause de la structure de leur mâchoire. Avant l’avènement de l’agriculture, les humains, comme la plupart des autres primates, avaient des dents alignées bord à bord avec la mâchoire en raison de leur régime alimentaire ferme. Lorsque les humains ont commencé à manger des aliments plus mous comme le fromage, l’usure dentaire est devenue moins prononcée et, par conséquent, de plus en plus de personnes ont gardé une supraclusion (recouvrement des incisives inférieures par les incisives supérieures) à l’âge adulte.
Comme pour l’image d’entête, la différence entre une occlusion paléolithique bord à bord (à gauche) et une supraclusion moderne (à droite). (Tímea Bodogán)
Steven Moran et ses collègues de l’université de Zurich (UZH) ont mis la théorie de Hocket à l’épreuve en effectuant une analyse statistique complexe de preuves interdisciplinaires en linguistique, anthropologie et phonétique. Un modèle informatique biomécanique qui imite la parole humaine a montré que le fait d’avoir une supraclusion permet aux humains de produire des sons « f » et « v » en utilisant 29% moins d’énergie que dans une configuration bord à bord.
Selon M. Moran :
En Europe, nos données suggèrent que l’utilisation des consonnes labio-dentales n’a augmenté de façon spectaculaire qu’au cours des deux derniers millénaires, en corrélation avec l’essor des technologies de transformation des aliments comme la mouture industrielle. L’influence des conditions biologiques sur le développement des sons a jusqu’ici été sous-estimée.
Les conclusions sont convaincantes, mais ce n’est certainement pas le dernier mot à ce sujet. Les organes de la parole humaine n’utilisent pas beaucoup d’énergie à la base, pas par rapport au mouvement, par exemple. Si la dépense énergétique avait joué un rôle très important, les sons difficiles de la parole auraient été progressivement éliminés. Mais ce n’est pas le cas, car de nombreuses langues utilisent des sons complexes, comme les clics dans certaines langues natives d’Afrique australe.
Mais les auteurs affirment que bien que les probabilités de générer accidentellement des consonnes labio-dentales soient faibles, au fil des générations, ces sons ont pu être incorporés dans le langage et d’avoir une supraclusion due à l’alimentation aide à améliorer ces chances. À l’avenir, les chercheurs pensent que leur méthode pourra être utilisée pour reconstituer comment les anciennes langues écrites étaient parlées à haute voix.
Selon Balthasar Bickel, chef de projet et professeur à l’UZH :
Nos résultats mettent en lumière les liens de causalité complexes entre les pratiques culturelles, la biologie humaine et le langage. Ils remettent aussi en question le postulat commun selon lequel, quand il s’agit de langue, le passé sonne comme le présent.
L’étude publiée dans Science : Human sound systems are shaped by post-Neolithic changes in bite configuration.