Le regard humain est-il une force physique ?
Le regard humain serait-il une force physique ? On en a bien l’impression parfois. Des chercheurs de l’université de Princeton (États-Unis) ont scanné le cerveau de sujets pour comprendre pourquoi nous interprétons inconsciemment « l’attention visuelle des autres comme un faisceau invisible, porteur de force, qui émane des yeux ». Il ne s’agit pas de savoir si l’on peut « sentir » quand quelqu’un nous regarde lorsque nous avons le dos tourné, mais plutôt comment le fait de percevoir le regard comme une chose physique est un raccourci cognitif qui nous aide à interpréter rapidement une signification sociale.
Image d’entête : le regard de la méduse qui transformait les hommes en statue. (peinture à l’huile de Matthew Doherty)
On peut s’attendre à ce qu’une telle interprétation erronée soit préjudiciable. En fait, bien qu’il semble y avoir peu de conséquences négatives, voire aucune, ces conclusions peuvent sous-tendre des références culturelles riches et diverses à la force et à la puissance extérieures du regard. Les résultats de l’expérience démontrent une ancienne idée humaine liant le regard à des propriétés physiques. Cette notion, aussi ancienne que celle des Grecs, est connue sous le nom de théorie de l’émission. Elle se rapporte à la croyance que la vision est une force émise par l’œil. Il s’agit d’une interprétation intuitive de la vision commune aux enfants qui persiste chez de nombreux adultes.
En utilisant une série d’expériences ingénieusement simples dans le cadre d’une étude, des chercheurs de l’université de Princeton ont découvert que les sujets associaient le regard à une force physique. Des participants ont regardé un écran d’ordinateur sur lequel se trouvait l’image d’un tube, de la taille de l’extrémité d’un rouleau d’essuie-tout, posé verticalement sur une table. A une extrémité de la table se trouvait l’image d’un visage regardant le tube (les chercheurs ont surnommé l’avatar du visage Kevin). Les sujets devaient incliner le tube vers l’image de Kevin en utilisant des touches spécifiques sur un clavier jusqu’à ce qu’ils sentent que le tube avait atteint l’angle à partir duquel il se renverserait. L’angle critique rapporté par les sujets dépendait du fait que Kevin avait les yeux bandés ou non. Si Kevin était perçu comme regardant le tube, l’angle critique était plus grand que lorsque Kevin avait les yeux bandés, ce qui suggère que son regard exerçait une force sur le tube qui devait être surmontée pour que ce dernier tombe.
A partir de l’étude, représentation de la procédure expérimentale. (En haut) Le rectangle blanc représente un tube de papier. Le visage représenté est un dessin, mais dans le stimulus réel, c’était une photographie (Kevin). (Arvid Guterstam et Col./ PNAS)
De même, dans une deuxième expérience, les sujets ont vu l’image de Kevin soit en train de fixer le tube, soit en train de regarder dans la direction opposée, et on leur a demandé de signaler l’angle critique du tube avant qu’il ne tombe. Une fois de plus, l’angle dépendait du regard perçu de Kevin et il était beaucoup plus grand lorsque ce dernier regardait droit vers le tube que lorsqu’il était tourné. Enfin, dans une troisième expérience, les sujets ont été informés que Kevin regardait soit directement le tube, soit qu’il se focalisait sur un mur à l’autre bout de la table. Une fois de plus, l’angle d’inclinaison était plus important si les sujets pensaient que Kevin regardait le tube plutôt que le mur.
Les participants à cette étude ont été préalablement soumis à un test de croyance de la théorie de l’émission et ceux qui y croyaient ont été exclus. Il est donc remarquable que tous les participants restants aient perçu une force basée sur le regard, même s’ils ont nié toute croyance en une telle force émanant de l’œil. Ce qui ressort de cette étude est un “raccourci cognitif implicite”, non reconnu, utilisé par les humains pour traiter rapidement le regard, mais qui nous amène à l’estimer comme quelque chose qui affecte les objets.
Pour tester cette théorie, les chercheurs ont utilisé des méthodes d’imagerie cérébrale pour démontrer que la perception du regard active les régions du cerveau associées au mouvement. Dans ce cas, les sujets ont reçu des images de points en mouvement ou une image d’un visage regardant un arbre. L’activité cérébrale a été mesurée à l’aide de l’imagerie par résonance magnétique fonctionnelle (IRMf), qui détecte l’activité cérébrale en mesurant la consommation locale d’oxygène du cerveau. Les zones du cerveau impliquées dans le traitement des mouvements visuels (les zones corticales temporales moyennes droites) et dans la compréhension des pensées et des intentions des autres (le carrefour temporo-pariétal droit) ont été impliquées dans le traitement du regard du visage lorsqu’il fixe l’arbre. Cependant, tout comme pour Kevin, qui avait les yeux bandés, ces signaux d’IRMf s’arrêtaient lorsque le visage de ces études avait les yeux bandés. Ici, le cerveau traite le regard comme un mouvement même lorsqu’aucun mouvement ne se produit, ce qui montre une fois de plus d’une importante fausse perception de la réalité.
L’étude publiée dans The Proceedings of the National Academy of Sciences : Implicit model of other people’s visual attention as an invisible, force-carrying beam projecting from the eyes.