Chaque colonie de rats-taupes nus a son propre dialecte
Le Guru a été absent quelques jours pour son déménagement, il revient sur l’actualité scientifique récente. Il n’a, pour l’instant, pas une connexion internet fiable, comme promise par son opérateur… mais il s’est débrouillé…
Les petites créatures à la peau ratatinée connues sous le nom de Rats-taupes nus ont intégré les rangs des quelques espèces d’animaux aux dialectes vocaux avérés. Leurs pépiements diffèrent en fonction de leur origine, tout comme nous parlons avec différents accents.
Image d’entête : l’un des rats-taupes nus étudiés par les chercheurs du Stiftung Max-Delbrück-Centrum für Molekulare Medizin à Berlin. (Felix Petermann/ MDC)
Selon Rochelle Buffenstein de la société de biotechnologies américaine Calico Life Sciences et auteur d’une des deux études décrivant cette découverte (lien plus bas) :
C’est un exploit étonnant pour un rongeur et cela contraste fortement avec la majorité des vocalisations des mammifères, qui sont innées, immuables et génétiquement héritées.
Parmi les autres membres de ce groupe de vocalistes hautement qualifiés figurent les cétacés, les chauves-souris, des oiseaux chanteurs et, bien sûr, des primates.
Mais comme pour tout ce qui concerne ces étranges créatures qui vivent longtemps, qui résistent à la douleur et qui kidnappent, l’acquisition du dialecte du rat-taupe nu (Heterocephalus glaber) est quelque peu différente, étant donné leur structure sociale étrangement proche de celle des insectes. Leur accent est coordonné par la reine de leur colonie.
Les rats-taupes nus sont très coopératifs et vivent en colonies multigénérationnelles comptant jusqu’à 300 individus. La plupart d’entre eux sont des ouvriers et des soldats stériles, et ils sont tous sous le contrôle d’une seule reine de la reproduction.
Pour la neuroscientifique Alison Barker du Centre Max-Delbrück pour la médecine moléculaire (MDC) à Berlin :
C’est une tâche assez immense pour la reine quand on imagine qu’elle contrôle 300 individus. Je pense donc qu’avoir un dialecte commun aide vraiment à cela.
Les rats-taupes sont bavards, discutant constamment avec au moins 17 versions distinctes de pépiements, de gazouillis et de grognements. Leur appel le plus courant est un pépiement doux qu’ils utilisent en guise de salutation. Il s’agit de ce que les chercheurs décrivent comme une antiphonie, c’est-à-dire que l’appel invite à une réponse.
Barker et ses collègues ont analysé plus de 36 000 appels provenant de 166 animaux dans sept colonies situées en Allemagne et en Afrique du Sud. L’équipe a ensuite formé un algorithme pour apprendre les modèles de pépiements, ce qui lui a permis d’identifier de manière fiable les individus d’une même colonie à partir de ses seuls appels.
Un rat-taupe nu devant le micro des chercheurs du Max Delbrück Center for Molecular Medicine. (Felix Petermann/ MDC)
En rejouant les cris des rats-taupes, les chercheurs ont constaté des niveaux de réponse beaucoup plus élevés aux appels de leur propre colonie qu’à ceux des autres, ce qui démontre le caractère unique du comportement de chaque colonie.
Les chercheurs n’ont trouvé aucune caractéristique distinctive des appels indiquant le rang, l’âge ou le sexe du rat-taupe nu, mais leur tonalité semblait dépendre de la taille du corps.
Barker et son équipe ont ensuite accueilli des petits entre les colonies pour voir si l’appel spécifique est maintenu d’une génération à l’autre. Les jeunes ont développé des cris adultes dès l’âge de trois mois et ils ont adopté les cris de leur colonie actuelle.
Pendant les deux années de leur étude, une des colonies a perdu deux reines. Cela a permis aux chercheurs d’enregistrer les changements des cris de la colonie pendant la transition entre les dirigeants.
Selon Barker :
Nous montrons que lorsque la reine est perdue, le dialecte de la colonie se désintègre, il semble donc qu’elle soit importante non seulement pour maintenir le contrôle de la colonie mais aussi pour conserver certains des indices nécessaires au maintien de l’appartenance à la colonie.
Lorsqu’une nouvelle dirigeante s’est installée dans la colonie, ses sujets se sont rapidement adaptés à sa version de l’appel de salutation. Cela montre que même à l’âge adulte, les rats-taupes sont capables d’apprendre de nouvelles versions des appels, ce qui prouve que leur langue est culturelle et non génétique.
Ces fouisseurs nus sont extrêmement territoriaux et leur système d’appel de salutation et de réponse leur permettrait de reconnaître instantanément les envahisseurs, qu’ils n’hésiteront pas à attaquer et à tuer. Pourtant, quelle que soit la colonie d’où proviennent les appels, lorsqu’on lui donne le choix, un individu préfère une pièce où il peut entendre les autres plutôt que d’être seul.
C’est le premier exemple de transmission d’informations sociales par le son chez des rongeurs, des créatures bien différentes des autres animaux connus pour cela.
Une telle suggestion d’évolution convergente (où l’évolution trouve la même solution à un problème chez des espèces qui ne sont pas directement apparentées) vient s’ajouter aux preuves de plus en plus nombreuses que les vocalisations complexes sont fortement liées à la complexité sociale.
Selon le neuroscientifique Gary Lewin du MDC, expliquant que les cerveaux des rats-taupes sont très similaires à ceux de souris bien étudiées :
C’est un tout nouvel ordre d’animaux à présenter une culture vocale.
Mais ce qui est différent, c’est de permettre aux rats-taupes nus d’amener leur socialisation à un niveau différent. Il est impatient de découvrir la physiologie qui se cache derrière cette particularité.
Toujours selon Lewin :
Nous pensons que si nous pouvons trouver ce qui fait un cerveau social chez un rat-taupe, cela nous donnera une idée très précise de ce qui rend les humains sociaux.
Les deux études publiées dans Science :
- Colony-specific dialects of naked mole-rats (Rochelle Buffenstein/ Calico Life Sciences)
- Cultural transmission of vocal dialect in the naked mole-rat (Alison J. Barker et Col./ Max Delbrück Center for Molecular Medicine)
… et présentées sur le site du Max Delbrück Center for Molecular Medicine in the Helmholtz Association (MDC) : Naked mole-rats speak in dialect.