Des scientifiques proposent d’envoyer de minuscules créatures dans des voyages interstellaires
Philip Lubin et Joel Rothman, tous deux professeurs à l’université de Californie à Santa Barbara (Etats-Unis), sont convaincus que l’une des caractéristiques de l’humanité est sa soif d’exploration. Qu’il s’agisse de franchir une chaîne de montagnes à l’époque des chasseurs-cueilleurs ou de voyager vers les régions les plus reculées du système solaire, il semble que nous ayons toujours cherché à repousser les limites vers de nouvelles frontières. Dans une nouvelle étude, les deux chercheurs affirment que le voyage interstellaire est la prochaine grande étape évidente, mais avant que les humains n’entreprennent un périple aussi monumental, nous ferions mieux d’en apprendre davantage sur les défis à relever en envoyant de minuscules éclaireurs, tels que des vers ronds ou les célèbres et robustes tardigrades.
Image d’entête : un tardigrade dans l’espace… (Université de Californie à Santa Barbara)
Les voyages interstellaires sont bien plus difficiles que les voyages interplanétaires dans notre système solaire. Il a fallu plus de 40 ans aux deux sondes Voyager pour s’éloigner de 12 milliards de kilomètres de la Terre et sortir de la bulle qui entoure notre système solaire, appelée héliosphère, largement considérée comme la limite entre notre système solaire et l’espace interstellaire.
Si nous devions nous fier à la propulsion chimique et nucléaire des missions Voyager, qui permettait aux sondes de naviguer à des vitesses d’environ 56 000 km/h, il nous faudrait plus de 80 000 ans pour atteindre Alpha du Centaure, le système stellaire le plus proche.
La plupart des scientifiques semblent s’accorder sur le fait que ni les systèmes de propulsion chimique ni les systèmes de propulsion nucléaire n’offrent l’énergie par masse nécessaire pour réaliser des vols spatiaux à des vitesses relativistes (proche de la lumière). Les deux seules options théoriquement disponibles sont la propulsion par antimatière et par photons. La première est actuellement hors de portée de nos capacités technologiques, mais la propulsion par photons est une option réaliste.
Selon les chercheurs dans leur nouvelle étude (lien plus bas) :
Poussée par une grande variété de besoins, la photonique, comme l’électronique, a connu une croissance exponentielle de ses capacités et une baisse exponentielle de son coût, avec un temps de doublement des capacités et de réduction des coûts d’environ deux ans.
Cette stratégie de propulsion photonique est soutenue par la NASA dans le cadre de son programme Starlight, qui vise à « utiliser de l’énergie dirigée à grande échelle pour propulser de petits engins spatiaux à des vitesses relativistes afin de permettre les premières missions interstellaires de l’humanité« .
Le principe est le suivant : de petites sondes de la taille d’une micropuce, équipées de capteurs, de matériel de communication et d’instruments scientifiques minuscules mais fiables, seraient propulsées à 20-30 % de la vitesse de la lumière grâce à la lumière elle-même. Un laser stationné sur la Terre ou éventuellement sur la Lune projetterait des rayons sur une « voile solaire », augmentant sa vitesse comme un souffle de vent.
Exemple de voile solaire : celle du projet Sunjammer de la NASA, qui a finalement été annulé. (NASA)
Un faisceau de photons tel que celui émis par un laser ou même la lumière du soleil exerce en fait une pression physique. Comme vous l’avez peut-être deviné, cette pression est incroyablement faible. Mais comme il n’y a que très peu ou pas de résistance dans l’espace, un vaisseau spatial propulsé par une voile légère prendra de plus en plus d’élan au fur et à mesure de son déplacement et un nombre croissant de photons rebondiront sur la voile.
Représentation de la propulsion laser utilisée dans le projet Starlight. (Q. Zhang/ NASA)
Tant que des photons frappent la voile, le vaisseau spatial continue d’accélérer sans fin jusqu’à ce qu’il atteigne la vitesse limite universelle fixée par Einstein, du moins en théorie. Ainsi, même s’il faut toujours une fusée pour mettre un tel vaisseau en orbite, une voile solaire peut atteindre des vitesses qu’un vaisseau chimique ne pourrait jamais atteindre.
Outre les capteurs et les instruments scientifiques, Rothman et Lubin ont proposé d’envoyer des formes de vie à bord de certains de ces engins spatiaux à énergie lumineuse. Parmi les candidats figurent le ver rond Caenorhabditis elegans, l’un des animaux les plus étudiés et déjà vétéran de l’espace, puisqu’il fait l’objet d’expériences permanentes à bord de la Station spatiale internationale, ainsi que les tardigrades, des extrêmophiles capables d’une animation suspendue (ou cryptobiose) qui les protège de plages de températures et de pressions incroyablement élevées.
A partir de l’étude : les différents candidats sélectionnés pour un voyage interstellaire, avec des créatures pouvant utilisées la cryptobiose ou pas. (Stephen Lantin et col./ Acta Astronautica)
Des milliers de ces minuscules créatures pourraient être envoyées dans des systèmes stellaires proches à bord de minuscules vaisseaux spatiaux appelés StarChips et placées dans un état d’animation suspendue dans lequel leur métabolisme est presque à l’arrêt. Elles pourraient être réveillées une fois arrivées à destination, plusieurs décennies ou même des siècles plus tard, et les effets du voyage interstellaire sur elles seraient relayés vers la Terre afin que les scientifiques sachent à quoi s’attendre pour les missions interstellaires impliquant des humains. Ce type de données ne pourrait pas être recueilli dans le cadre de recherches sur Terre ou même de voyages vers Jupiter ou d’autres mondes lointains du système solaire, c’est pourquoi les chercheurs estiment qu’une telle mission est justifiée.
Selon le professeur Rothman :
Nous pouvons nous demander dans quelle mesure ils se souviennent de comportements acquis lorsqu’ils s’envolent loin de leur origine terrestre à une vitesse proche de celle de la lumière, et examiner leur métabolisme, leur physiologie, leur fonction neurologique, leur reproduction et leur vieillissement. La plupart des expériences qui peuvent être menées sur ces animaux dans un laboratoire peuvent être réalisées à bord des StarChips alors qu’ils filent à toute allure dans le cosmos.
Les effets de ces longues odyssées sur la biologie animale pourraient permettre aux scientifiques d’extrapoler aux effets potentiels sur les humains.
Nous pourrions commencer à réfléchir à la conception de transporteurs interstellaires, quels qu’ils soient, de manière à améliorer les problèmes détectés chez ces petits animaux.
Le réseau laser Starlight est un système modulaire, qui peut donc être mis à l’échelle, de la taille d’une main à celle d’un kilomètre. Un petit vaisseau spatial accéléré à 25 % de la vitesse de la lumière nécessiterait une puissance d’énergie dirigée de l’ordre de 100 GW, mais seulement pendant quelques minutes par lancement. La même technologie pourrait être utilisée pour alimenter et propulser des satellites en orbite terrestre géostationnaire, ainsi que pour des applications de défense planétaire.
A partir de l’étude : propulsion par énergie dirigée d’une voile légère. (a) Une voile légère et une charge utile propulsées dans l’espace interstellaire par une propulsion laser à énergie dirigée. Les photons émis par un réseau de lasers à distance sur la surface de la Terre (des réseaux de lasers basés dans l’espace sont également possibles) transmettent une impulsion à la voile par réflexion de manière à accélérer l’engin spatial à des vitesses relativistes. Représentation artistique. (b) Le réseau laser est composé de nombreux petits sous-éléments modulaires qui peuvent être articulés, éteints et ajoutés de manière à permettre un grand espace de mission. Au fur et à mesure que les capacités de propulsion par énergie dirigée se développent, le vol relativiste deviendra possible. (Stephen Lantin et col./ Acta Astronautica)
Ce type de mission a une approche totalement opposée aux principes directeurs des programmes de vols spatiaux modernes, qui se donnent beaucoup de mal pour éviter de contaminer Mars et tout autre environnement extraterrestre que nous prévoyons de visiter avec des microbes provenant de la Terre. En fait, la mission a pour but de contaminer l’espace avec de la vie terrestre, ce qui soulève un certain nombre de questions éthiques.
Selon Lubin :
Je pense que si l’on commence à parler de propagation dirigée de la vie, que l’on appelle parfois panspermie, cette idée que la vie est venue d’ailleurs et a atterri sur la Terre par des comètes et d’autres débris, ou même intentionnellement par une autre civilisation, l’idée que nous envoyions délibérément de la vie soulève de grandes questions.
Supposons que, aussi irréalisable que cela puisse paraître, certains de ces tardigrades arrivent sur une planète étrangère et y implantent la vie. Cela devrait-il nous inquiéter ? Pas du tout, selon les chercheurs. Toute sonde de ce type s’approchant d’une planète inconnue serait certainement détruite par l’entrée dans l’atmosphère ou par un impact avec la surface. Ainsi, le risque de contamination directe est presque nul.
Des humains dans l’espace interstellaire, c’est une belle intrigue pour les films, mais dans la réalité, il faudra probablement attendre des centaines d’années. Pour l’instant, voyager vers d’autres mondes en dehors de notre système solaire reste un rêve lointain, mais si nous avons appris quelque chose sur la nature humaine, c’est que nous ne pouvons pas rester en place à un seul endroit.
Pour Rothman :
Je pense que nous ne devrions pas supprimer le désir d’exploration qui est intrinsèque à notre nature, et que nous ne le ferons pas.
L’étude publiée dans la revue Acta Astronautica : Interstellar space biology via Project Starlight et présentée sur le site de l’université de Californie à Santa Barbara : Sending Life to the Stars.