Sur la coloration étrangement noire des grenouilles dans la zone d’exclusion de Tchernobyl
Plus de trois décennies après l’accident nucléaire de Tchernobyl, son environnement est devenu l’une des plus grandes réserves naturelles d’Europe (il en est d’ailleurs de même pour le site nucléaire de Fukushima Daiichi). Un large éventail d’espèces menacées y trouve aujourd’hui refuge, notamment des ours, des loups et des lynx.
Image d’entête : la différence de couleur entre une rainette (Hyla orientalis) capturé à l’intérieur de la zone à forte contamination de Tchernobyl, à gauche, avec une rainette capturée à l’extérieur de la zone d’exclusion, à droite. (Germán Orizaola/ Pablo Burraco)
En 2016, à proximité du réacteur nucléaire endommagé, les biologistes Pablo Burracon et Germán Orizaola de l’Université d’Uppsala en Suède ont trouvé plusieurs rainettes orientales (Hyla orientalis) présentant une teinte noire inhabituelle, certaines étaient d’un noir absolu. Entre 2017 et 2019, les chercheurs ont examiné plus en détail la coloration des grenouilles arboricoles orientales dans différentes régions du nord de l’Ukraine.
Au cours de ces trois années, ils ont analysé la coloration de la peau dorsale de plus de 200 grenouilles mâles capturées dans 12 étangs de reproduction différents. Elles comprenaient certaines des zones les plus radioactives de la planète, mais aussi quatre sites situés en dehors de la zone d’exclusion de Tchernobyl et dont les niveaux de rayonnement de fond ont servi de témoins.
Pourquoi cette coloration ?
Les radiations peuvent endommager le matériel génétique des organismes vivants et générer d’indésirables mutations. Cependant, l’un des sujets de recherche les plus intéressants pour un biologiste à Tchernobyl consiste à essayer de détecter si certaines espèces s’adaptent réellement pour vivre avec les radiations. Comme pour d’autres polluants, les radiations pourraient constituer un facteur de sélection “naturelle” très puissant, favorisant les organismes dotés de mécanismes qui augmentent leur survie dans les zones contaminées par des substances radioactives.
La mélanine est responsable de la couleur sombre de nombreux organismes. Ce que l’on sait moins, c’est que cette classe de pigments peut également réduire les effets négatifs des rayons ultraviolets. Et son rôle protecteur peut également s’étendre aux rayonnements ionisants, comme cela a été démontré chez les champignons. La mélanine absorbe et dissipe une partie de l’énergie du rayonnement. En outre, elle peut piéger et neutraliser les molécules ionisées à l’intérieur de la cellule, comme les espèces réactives de l’oxygène. Ces actions réduisent la probabilité que les individus exposés aux rayonnements subissent des dommages cellulaires et augmentent leurs chances de survie.
Gradient de coloration de la rainettes orientales (Hyla orientalis) dans le nord de l’Ukraine. (Germán Orizaola/ Pablo Burraco)
D’après les résultats de leur nouvelle étude (lien plus bas), les biologistes suggèrent que les grenouilles de Tchernobyl pourraient avoir subi un processus d’évolution rapide en réponse aux radiations. Dans ce scénario, les grenouilles ayant une coloration plus foncée au moment de l’accident nucléaire, qui représentent normalement une minorité dans leurs populations, auraient été favorisées par l’action protectrice de la mélanine.
Les grenouilles foncées auraient mieux survécu aux radiations et se seraient ainsi reproduites avec plus de succès. Plus de dix générations de grenouilles se sont écoulées depuis l’accident et un processus classique, bien que très rapide, de sélection naturelle peut expliquer pourquoi ces grenouilles foncées constituent aujourd’hui le type dominant de l’espèce dans la zone d’exclusion de Tchernobyl.
Pour les chercheurs, cette étude des grenouilles noires de Tchernobyl constitue une première étape pour mieux comprendre le rôle protecteur de la mélanine dans les environnements affectés par la contamination radioactive. En outre, elle ouvre les portes à des applications prometteuses dans des domaines aussi divers que la gestion des déchets nucléaires et l’exploration spatiale.
L’étude publiée dans la revue Evolutionary Applications : Ionizing radiation and melanism in Chornobyl tree frogs et les chercheurs présentent leurs travaux dans un article de The Conversation : Chernobyl black frogs reveal evolution in action.