Ces poissons perçoivent le monde à travers les ondes électriques de leurs voisins
Dans les eaux troubles des rivières africaines, la vue devient pratiquement inutile. Pour s’orienter dans leur environnement, certains poissons électriques ont développé une surprenante adaptation qui remet en question notre perception de l’intelligence sensorielle et du travail d’équipe dans le règne animal.
Image d’entête : un éléphant du Nil (Gnathonemus petersii) à la recherche de nourriture. (Wikimedia)
Des scientifiques de l’institut Zuckerman de l’université Columbia (États-Unis) ont récemment appris qu’une espèce de poisson faiblement électrique (Gnathonemus petersii), également connu sous le nom de poisson-éléphant, partage presque instantanément des informations sensorielles au sein de son groupe. Un poisson de la rivière peut instantanément savoir ce qui se trouve loin devant lui en utilisant le champ électrique généré par ses pairs plus loin.
Il s’agit d’une détection collective remarquable et inédite qui s’apparente aux systèmes collaboratifs utilisés dans les technologies d’ingénierie humaine telles que les sonars et les radars.
Selon Nathaniel Sawtell, chercheur à l’Institut Zuckerman de Columbia et professeur de neurosciences :
En ingénierie, il est courant que des groupes d’émetteurs et de récepteurs travaillent ensemble pour améliorer la détection, par exemple dans les sonars et les radars. Nous avons montré qu’un phénomène similaire pouvait se produire dans les groupes de poissons qui détectent leur environnement à l’aide d’impulsions électriques. Ces poissons semblent « voir » beaucoup mieux en petits groupes.
Les poissons électriques, comme ceux qui nagent dans les eaux troubles du bassin de l’Amazone et des rivières d’Afrique, génèrent et perçoivent des changements dans le champ électrique qui les entoure. Cette capacité, connue sous le nom d’électroporation, est presque un superpouvoir. Lorsqu’un objet interrompt ou modifie le champ créé par le poisson, le changement est détecté par les électrorécepteurs. De cette manière, les poissons peuvent se déplacer dans leur habitat plongé dans le noir, mais aussi communiquer, chasser et échapper aux prédateurs. Les chauves-souris et les dauphins déploient un système de détection similaire à celui des radars, sauf qu’ils utilisent des signaux acoustiques (écholocation) plutôt que l’électricité.
Le poisson-éléphant est un poisson faiblement électrique qui génère un champ électrique à l’aide de son organe électrique et traite ensuite les retours de ses électrorécepteurs pour localiser les objets proches. (J. Jury)
Les champs électriques sont générés par des organes spécialisés dérivés des tissus musculaires ou nerveux. Cela s’apparente au fonctionnement d’une batterie, qui fait entrer et sortir des ions des cellules pour créer une différence d’énergie potentielle. La décharge des organes électriques peut varier considérablement d’une espèce à l’autre. Certaines produisent des champs électriques puissants tandis que d’autres en émettent de plus faibles. La force et la fréquence de ces décharges sont souvent liées aux besoins spécifiques du poisson, tels que la communication ou le type de proie qu’il cible.
Bien que les scientifiques sachent depuis longtemps que les poissons électriques peuvent percevoir les variations des champs électriques qui les entourent, ils n’étaient pas préparés lorsqu’ils ont découvert l’existence d’un puissant effet de réseau.
Les poissons faiblement électriques Gnathonemus petersii peuvent exploiter les informations sensorielles recueillies par leurs voisins. (laboratoire Sawtell/ Institut Zuckerman)
Sawtell et ses collègues ont d’abord développé un modèle informatique qui simule l’environnement électrique du poisson-éléphant. Ils ont ajusté le modèle dans diverses conditions, y compris dans des scénarios où le poisson électrique peut capter les signaux émis par les poissons voisins. Les simulations suggèrent qu’en captant les signaux électriques des membres du groupe qui se trouvent à proximité, un poisson individuel peut étendre considérablement son rayon d’action en matière d’électrolocalisation, voire tripler son champ d’action.
Selon le Dr Pedraja :
Considérez ces signaux externes comme des images électriques des objets que les poissons électriques proches produisent automatiquement et transmettent aux poissons voisins à la vitesse de la lumière. Nos travaux suggèrent que trois poissons d’un groupe recevraient chacun trois « vues électriques » différentes de la même scène pratiquement au même moment.
Les chercheurs ont étudié les fondements neuronaux du poisson-éléphant qui soutiennent l’effet de détection du réseau électrique proposé. Ils ont scanné le cerveau des poissons et ils ont trouvé des preuves qu’ils pouvaient détecter à la fois leurs propres émissions électriques et des signaux électriques externes (soit d’autres poissons, soit des signaux électriques artificiels générés en laboratoire) dans une zone du cerveau responsable de la sensibilité électrique.
Les modèles d’activité cérébrale qu’ils ont enregistrés ressemblaient beaucoup aux prédictions des simulations informatiques effectuées par les chercheurs. L’observation du comportement des poissons a fourni d’autres preuves. Dans leurs bassins, les poissons formaient des lignes droites et des angles droits, que les modèles informatiques ont identifiés comme étant optimaux pour la détection collective. En outre, les poissons se sont engagés dans un dialogue électrique précis, émettant à tour de rôle des décharges de manière très ordonnée. Les chercheurs suggèrent que ce comportement de « réponse en écho », caractérisé par un tour de rôle strict, pourrait être essentiel pour la coordination de leurs capacités de détection collective.
Le concept de détection collective dans le règne animal n’est pas entièrement nouveau. Cependant, la façon dont ces poissons amplifient leurs capacités de détection en exploitant les signaux électriques de leurs congénères est plutôt inédite. Cela permet aux poissons de « voir » leur environnement avec une clarté sans précédent, même dans des conditions où la vision traditionnelle est sévèrement limitée.
Selon Sawtell :
Ces poissons ont l’un des rapports de masse cerveau/corps les plus élevés de tous les animaux de la planète. Ces énormes cerveaux sont peut-être nécessaires pour une détection sociale et un comportement collectif rapides et hautement sophistiqués.
L’étude publiée dans Nature : Collective sensing in electric fish et présentée sur le site de l’institut Zuckerman de l’université Columbia : Do Some Electric Fish Sense the World Through Comrades’ Auras?