Des chercheurs découvrent les étranges mathématiques à l’origine des nœuds "ultrarapides" formés par des vers
Malgré la capacité à faire des nœuds dans tous les domaines, les humains ont encore beaucoup à apprendre d’un minuscule ver enclin à l’enchevêtrement/ à s’emmêler.
Image d’entête : “nœud” ou “blob”de vers Lumbriculus variegatus. (Georgia Tech)
Communément appelé ver noir de Californie (California blackworm), le minuscule invertébré Lumbriculus variegatus a gracieusement partagé quelques-uns de ses secrets dans le cadre d’une nouvelle étude portant sur les mathématiques à l’origine de ses incroyables nœuds vivants.
Des chercheurs du Georgia Institute of Technology, aux États-Unis, étudient les vers noirs depuis des années, intrigués par leur capacité de mouvement ultrarapide et leur comportement collectif, notamment la façon dont ils forment de gros nœuds, ou « blobs », avec des milliers de vers qui peuvent également se disperser en quelques millisecondes. Dans cette nouvelle étude, des chercheurs du Georgia Institute of Technology (Georgia Tech) et du Massachusetts Institute of Technology (MIT/ États-Unis) ont utilisé des ultrasons pour faire la lumière sur les « blobs » de vers, révélant des détails qui pourraient inspirer la conception de robots dotés d’aptitudes similaires.
Présentation de l’enchevêtrement et du désenchevêtrement très rapide du Lumbriculus variegatus. (Georgia Tech College of Engineering)
Selon Saad Bhamla, coauteur de l’étude (lien plus bas) et professeur adjoint à l’école d’ingénierie chimique et biomoléculaire de Georgia Tech :
Nous voulions comprendre les mécanismes exacts qui sous-tendent la manière dont les vers modifient la dynamique de leurs mouvements pour parvenir à un enchevêtrement et à un démêlage ultrarapide. De plus, il ne s’agit pas de filaments typiques comme la ficelle, les câbles Ethernet ou les spaghettis, mais d’enchevêtrements vivants et actifs qui sont hors d’équilibre, ce qui ajoute une couche fascinante à la question.
Le ver noir sauvage vit en Amérique du Nord et en Eurasie, où il habite les eaux peu profondes au bord des étangs, des lacs et des marais, se nourrissant de plantes mortes et de micro-organismes présents dans la boue. Les individus mesurent de 4 à 8 centimètres, mais ils peuvent aussi s’enchevêtrer de manière complexe, formant un blob de vers vivant pouvant compter jusqu’à 50 000 individus.
La formation d’un blob les aide à survivre à un environnement difficile, comme des températures extrêmes ou un manque d’eau, qui tuerait des vers isolés. Les recherches ont montré qu’un blob de vers peut se comporter comme un solide ou un fluide et qu’il peut même prendre des décisions collectives. Et si les vers peuvent passer plusieurs minutes à se rassembler, ils peuvent se séparer en quelques millisecondes.
Selon Harry Tuazon, bioingénieur à Georgia Tech et étudiant de troisième cycle dans le laboratoire de Bhamla :
J’ai été choqué lorsque j’ai pointé une lumière UV vers les vers et qu’ils se sont dispersés de manière si fulgurante. Mais pour comprendre cette manœuvre complexe et fascinante, j’ai commencé à mener des expériences avec quelques vers seulement.
(Harry Tuazon, Bhamla Lab/ Georgia Institute of Technology)
Après avoir vu les vidéos de Tuazon montrant la dispersion rapide des vers à partir d’un blob, le bioingénieur Vishal Patil (aujourd’hui à l’université de Stanford) et ses collègues ont sauté sur l’occasion de faire équipe et de les étudier.
Selon Patil :
Les nœuds et les enchevêtrements sont un domaine fascinant où la physique et la mécanique rencontrent des mathématiques très intéressantes. Ces vers semblaient être un bon terrain de jeu pour étudier les principes topologiques dans les systèmes constitués de filaments.
Dans une vidéo, Patil a remarqué qu’un ver se déplaçait en 8, une « démarche hélicoïdale » connue depuis des décennies chez le ver noir. Patil s’est toutefois demandé si ce mouvement ne faisait pas également partie du secret de la décomposition ultrarapide des blobs. Les chercheurs espéraient pouvoir expliquer mathématiquement un blob de vers, en modélisant la façon dont les vers s’enchevêtrent et se dispersent, mais ils auraient besoin de davantage de données. L’enregistrement d’images précises de la structure d’un blob s’est avéré difficile.
(Harry Tuazon, Bhamla Lab/ Georgia Institute of Technology)
Selon Tuazon :
Nous avons essayé toutes sortes de techniques d’imagerie pendant des mois, y compris les rayons X, la microscopie confocale et la tomographie, mais aucune d’entre elles ne nous a donné la résolution en temps réel dont nous avions besoin.
Les chercheurs ont fini par trouver une technique efficace : les ultrasons. Ils ont immobilisé un ver dans une gelée non toxique et ils ont utilisé un appareil à ultrasons du commerce pour regarder à l’intérieur. Bhamla, Tuazon et d’autres chercheurs de Georgia Tech ont analysé les vidéos échographiques obtenues, puis ils ont tracé quelque 46 000 points de données pour aider Patil et Dunkel à étudier la mécanique et la topologie des blobs de vers. Ils ont utilisé ces données pour créer un modèle mathématique d’enchevêtrement et de démêlage du ver noir, prédisant que chaque ver devrait s’entrelacer avec au moins deux autres lorsqu’ils fusionnent. Ce modèle suggère également que les allures hélicoïdales sont la clé des dispersions rapides.
Les visualisations de leur modèle correspondent étroitement aux vidéos réelles de vers s’enchevêtrant et se démêlant, rapportent les chercheurs, montrant comment les mouvements hélicoïdaux des vers leur permettent de s’enchevêtrer rapidement afin de mettre en place un mécanisme de libération rapide, qui s’appuie sur des mouvements similaires.
Pour Patil :
Ce qui est frappant, c’est que ces structures enchevêtrées sont extrêmement compliquées. Ce sont des structures désordonnées et complexes, mais ces structures de vers vivants sont capables de manipuler ces nœuds pour des fonctions cruciales.
L’étude des nœuds de vers pourrait avoir de nombreuses applications pratiques, notent les chercheurs, comme les filaments synthétiques ou les robots à forme changeante qui peuvent modifier leurs propriétés à la demande.
Selon Bhamla :
Imaginez un matériau souple et non tissé composé de millions de filaments semblables à des cordes qui peuvent s’emmêler et se démêler sur commande, formant un bandage adhésif intelligent qui se transforme au fur et à mesure de la cicatrisation d’une plaie, ou un matériau de filtration intelligent qui modifie la topologie des pores pour piéger des particules de tailles ou de propriétés chimiques différentes. « Les possibilités sont infinies.
L’étude publiée dans Science : Ultrafast reversible self-assembly of living tangled matter et présentée sur le site du Georgia Institute of Technology : Unraveling the Mathematics Behind Wiggly Worm Knots.