Deux types d’organismes vivants sont séparés par une frontière cachée dans les profondeurs de l’océan
Les concentrations de composés chimiques dans des couches océaniques spécifiques pourraient contribuer à la biodiversité des espèces vivant dans les profondeurs les plus sombres de la planète.
Image d’entête : une éponge carnivore, Axoniderma mexicana, sur le plancher océanique des abysses photographiée lors d’une récente expédition dans la zone de fracture de Clipperton. (Projet Smartex/ NERC)
une collaboration entre le Centre national océanographique britannique et 13 autres groupes de recherche en eaux profondes a mis en évidence l’existence d’une frontière biogéographique qui sépare des groupes d’organismes. Les scientifiques viennent de découvrir que les très grandes profondeurs sont dominées par un type particulier d’organisme. En dessous d’une profondeur d’environ 4 400 mètres, la plupart des créatures tapies dans l’obscurité ont un corps mou et spongieux. Ce n’est qu’au-dessus de cette limite que l’on trouve généralement des mollusques à coquille dure.
Selon les scientifiques, cela s’explique par la disponibilité des minéraux à partir desquels les coquilles sont formées. Ces données pourraient nous aider à protéger la biodiversité contre l’activité humaine dans ces environnements froids, sombres et arides.
Les fonds abyssaux boueux ont d’abord été considérés comme des « déserts marins » lors des premières explorations, il y a plusieurs décennies, en raison des conditions extrêmes de vie qui y règnent, explique Erik Simon-Lledó, écologiste spécialiste des grands fonds, au National Oceanography Center (Royaume-Uni) qui ajoute :
Mais au fur et à mesure que l’exploration des profondeurs et la technologie progressent, ces écosystèmes continuent de dévoiler une grande biodiversité, comparable à celle des écosystèmes des eaux peu profondes, mais sur un espace beaucoup plus vaste.
Une éponge de la famille des Euplectellidae, photographiée lors d’une récente expédition dans les abysses du Pacifique Nord-Est. (Projet Smartex/ NERC)
La zone abyssale couvre plus de 60 % de la surface de la Terre, mais on sait très peu de choses sur la vie qui y réside. C’est un environnement hostile pour l’humain : pressions écrasantes, températures glaciales et obscurité perpétuelle, loin de la lumière du soleil. Cependant, la technologie s’est améliorée au point que nous pouvons explorer à distance ces sombres profondeurs.
À l’aide de robots de haute mer, Simon-Lledó et son équipe ont recueilli une vaste base de données d’images d’une plaine abyssale connue sous le nom de zone de Clarion-Clipperton, qui s’étend sur 5 000 kilomètres au fond de l’océan Pacifique, entre le Mexique et les Kiribati, à des profondeurs comprises entre 3 500 et 6 000 mètres.
Localisation de la zone Clarion Clipperton. (USGS)
Ils ont minutieusement répertorié tous les animaux de plus de 10 millimètres qu’ils ont pu trouver sur ces images, plus de 50 000 créatures abyssales et ils ont remarqué une différence marquée entre les types d’animaux trouvés à des profondeurs moindres et ceux des parties les plus profondes de la zone.
Selon Simon-Lledó :
Nous avons été surpris de trouver une province profonde si clairement dominée par les anémones et les concombres de mer et une province abyssale peu profonde où les coraux mous et les ophiures étaient soudainement omniprésents.
Une ophiure, Ophiarachna incrassata. (Zoo de Chester)
Les mollusques, avec leurs coquilles dures, n’apparaissent pas non plus en dessous de 4 400 mètres, bien que tous les types de vie abyssale peuplent une zone de transition entre les deux régions. Selon les chercheurs, cette profondeur est probablement liée à celle du seuil de compensation des carbonates. Les coquilles dures sont formées de carbonate de calcium, qui se diffuse dans l’océan à partir de la surface. Toutefois, en dessous d’une certaine profondeur, il n’y a plus assez de carbonate de calcium, ce qui fait qu’il n’y en a plus sur le plancher océanique et que la faune à coquille dure ne peut plus s’en emparer.
Cela suggère un équilibre délicat dans la biodiversité des grands fonds, qui pourrait facilement être perturbé par l’acidification des océans, le changement climatique et l’exploitation minière, pour laquelle la zone de Clarion-Clipperton est actuellement à l’étude.
Selon les chercheurs dans leur étude :
Dans l’ensemble, cela reflète une hétérogénéité écologique beaucoup plus importante, à plusieurs échelles, que ce que l’on attendait précédemment pour les ensembles benthiques dans les fonds abyssaux du Pacifique Nord-Est. Cette hétérogénéité négligée, qui découle du forçage géochimique et climatique, a des implications cruciales pour les futures recherches écologiques et macroécologiques sur les communautés abyssales et pour la réussite des stratégies de conservation à l’échelle régionale mises en œuvre pour protéger la biodiversité dans la zone de Clarion-Clipperton et probablement dans d’autres zones abyssales ciblées par l’exploitation minière en eaux profondes dans le monde entier.
Pour le Dr Adrian Glover, du Musée d’histoire naturelle de Londres et coauteur de l’étude, ces recherches seront « essentielles pour éclairer les décisions politiques urgentes concernant l’exploitation minière potentielle en eaux profondes ».
Une crevette Bathystylodactylus echinus, photographiée par un robot marin autonome lors d’une expédition dans les abysses du Pacifique Nord-Est en 2015. (Projet Smartex/ NERC)
Les fonds marins de la zone de Clarion-Clipperton sont une région qui intéresse les sociétés minières et certains pays favorables à l’accès aux nodules polymétalliques, des agrégats de métaux rares de la taille d’une main qui, selon leurs partisans, pourraient être utilisés pour construire des technologies d’énergie propre, telles que des batteries. D’autres ont appelé à un moratoire sur l’exploitation minière jusqu’à ce que les impacts environnementaux de l’extraction des fonds marins puissent être correctement évalués.
L’étude publiée dans Nature Ecology & Evolution : Carbonate compensation depth drives abyssal biogeography in the northeast Pacific et présentée sur le site du National Oceanography Centre : Faunal boundary line discovered across the deep Pacific Ocean.