Une ancienne énigme grammaticale posée il y a 2 500 ans dispose désormais d’une ingénieuse solution
Il y a des milliers d’années, un homme vivant dans ce qui est aujourd’hui l’Inde a écrit toutes les directives grammaticales qui régissent le sanskrit, l’une des plus anciennes langues documentées du monde antique.
Il se nommait Pāṇini, et ses quelque 4 000 sūtras grammaticaux, ou règles, sont censés fonctionner comme un algorithme capable de générer des mots grammaticalement corrects à partir d’une base et d’un suffixe.
Depuis des siècles, les linguistes tentent de reconstruire cette « machine à langage » en suivant les milliers d’étapes décrites par Pāṇini dans son texte légendaire, l’Aṣṭādhyāyī. Et pourtant, elle ne s’est jamais vraiment déroulée comme elle le devrait.
Image d’entête : une page d’une copie datant du 18ème siècle du Dhātupāṭha de Pāṇini. (Cambridge University Library)
Un doctorant de l’université de Cambridge, Rishi Rajpopat, pense avoir enfin résolu l’ancienne énigme, et sa solution est d’une simplicité impressionnante. Tout ce qu’il fait, c’est changer l’interprétation d’une « méta-règle » décrite par Pāṇini, et voilà, la machine fonctionne toute seule, sans presque aucune exception.
L’inspiration est venue à Rajpopat après s’être empêtré pendant neuf mois dans le problème de Pāṇini pour son mémoire de maîtrise à Cambridge. Mais le superviseur de Rajpopat, un professeur d’études asiatiques et moyen-orientales à l’université de Cambridge nommé Vincenzo Vergiani, lui a alors rappelé un principe important de la résolution de problèmes : « Si la solution est compliquée, vous avez probablement tort. »
Selon Rajpopat :
J’ai donc fermé les livres pendant un mois et j’ai simplement profité de l’été, nageant, faisant du vélo, cuisinant, priant et méditant. Puis, à contrecœur, je me suis remis au travail et, en quelques minutes, en tournant les pages, ces modèles ont commencé à émerger, et tout a commencé à prendre sens.
Après deux ans et demi de travail minutieux, Rajpopat a clairement exposé pourquoi le moteur de Pāṇini avait auparavant “calé” à un carrefour linguistique commun. Souvent, lorsque l’on utilise les règles de grammaire de Pāṇini, deux règles entrent en conflit, et il n’a jamais été possible de savoir quelle règle devait l’emporter. Rajpopat a essentiellement résolu la question de savoir comment basculer.
Par le passé, d’autres chercheurs ont soutenu que si deux règles de force égale s’affrontent, celle qui figure plus loin dans le texte de Pāṇini l’emporte. Mais Rajpopat pense qu’il s’agit d’une interprétation incorrecte de la méta-règle de Pāṇini. Le linguiste soutient que si deux règles sont en désaccord, la règle qui s’applique au côté droit d’un mot (le suffixe) devrait l’emporter sur les règles qui s’appliquent au côté gauche d’un mot (le radical). Lorsque Rajpopat a testé des mots sanskrits dans cette version du moteur, celui-ci a fonctionné, produisant des mots grammaticalement corrects sans presque aucune exception.
Le mot « guru »… en est un bon exemple. Dans la phrase ‘jñānaṁ dīyate guruṇā’ (‘La connaissance est donnée par le guru’), il existe une règle Pāṇini qui s’applique à la partie gauche de guru et une autre qui s’applique à la partie droite.
Selon l’interprétation de Rajpopat, la partie droite finit par l’emporter, c’est pourquoi le suffixe du mot se transforme en » guruṇā « , alors que le radical du mot reste le même.
Selon Rajpopat dans sa thèse :
Le style de Pāṇini ne va pas entièrement de soi, et l’on se heurte à des difficultés à de multiples niveaux lorsqu’on tente de percer l’énigme que constituent les Aṣṭādhyāyī.
… il n’est pas facile de déterminer les significations exactes des règles de Pāṇini car le style des sūtra dans lesquels ils sont composés est très concis et compact. De nombreuses informations sont souvent regroupées en quelques mots, ce qui rend considérablement difficile la compréhension de leur portée exacte.
Les mots de certaines règles, par exemple, peuvent parfois se glisser dans la règle suivante.
Certains chercheurs s’opposent à l’idée d’appeler les règles de Pāṇini une machine, mais Rajpopat soutient dans sa thèse que « Pāṇini avait bien l’intention que l’Aṣṭādhyāyī soit interprétée linéairement et comme une machine grammaticale fermée. »
Son travail démontre que la machine est autosuffisante et peut fonctionner sur ses propres méta-règles sans que les savants aient besoin d’ajouter des compléments pour les exceptions.
Toujours selon Rajpopat :
Pāṇini avait un esprit extraordinaire, et il a construit une machine inégalée dans l’histoire de l’humanité. Il ne s’attendait pas à ce que nous ajoutions de nouvelles idées à ses règles. Plus on tripote la grammaire de Pāṇini, plus elle nous échappe.
Depuis des années, les scientifiques tentent de créer un programme informatique utilisant les règles de Pāṇini, mais sans grand succès. La découverte de Rajpopat pourrait être la clé pour que ces tentatives aboutissent enfin.
Le sanskrit est la langue sacrée de l’hindouisme et partage un parent commun avec le latin classique. Comprendre sa structure peut aider les experts non seulement à lire d’importants documents historiques avec plus de précision, mais aussi à révéler des informations cruciales sur les fondements du langage humain lui-même. Cette découverte devrait révolutionner l’étude du sanskrit, à un moment où l’intérêt pour cette langue ne cesse de croître.
La thèse de doctorat publiée sur le site de l’Université de Cambridge : In Pāṇini We Trust: Discovering the Algorithm for Rule Conflict Resolution in the Aṣṭādhyāyī et présentée dans deux articles de l’université : Ancient grammatical puzzle solved after 2,500 years et Solving grammar’s greatest puzzle.